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Le billet
Des différentes manières de désobéir au droit
Dans un monde idéal, le droit, voulu par tous, est obéi par chacun. C’est, depuis l’époque moderne, le mythe fondateur de la nation juridique, que symbolise le modèle du contrat social.
Dans ce modèle, les individus, pourtant « autonomes » (se donnant à chacun sa propre loi), s’élèvent à la hauteur du « citoyen », interprète d’une « volonté générale » traduite dans la loi qui les transcende. C’est pourquoi, dans ce genre d’État de droit, la loi bénéficie d’une présomption de légitimité. Du reste, bien d’autres considérations appuient cette obligation prima facie d’obéissance à la loi. Ainsi le fait qu’une loi, même imparfaite, est souvent préférable à la violence aveugle de l’anarchie, ou encore, ce constat que faisait Lacordaire, selon lequel « entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ».
Certes, mais, comme chacun le sait, nous ne vivons pas dans un monde idéal, et les formes de transgression de la loi sont légions - et ce, tant du côté des gouvernants que des gouvernés.
Il y a d’abord la criminalité ordinaire et quotidienne, observable tant chez les particuliers que dans le chef des autorités ; je n’en dirai rien ici. Du côté des personnes privées (et aussi des personnes morales - peu morales en l’espèce), il y a ensuite les pratiques corruptives qui constituent une sorte de désobéissance redoublée : non seulement on transgresse la loi, mais, ce faisant, on compromet une autorité publique censée la faire appliquer. Cette forme de « passe-droit » qui octroie au corrupteur un « privilège » (littéralement : une loi privée), revient à privatiser une responsabilité publique, elle tire le droit tout entier vers le bas et le corrompt ainsi gravement. On aurait tort de penser que ces pratiques sont réservées aux républiques dites « bananières ».
Il y a ensuite, toujours du côté des gouvernés, les pratiques dites de « désobéissance civile » qui opèrent pour ainsi dire en sens inverse. En transgressant ouvertement une loi jugée « scélérate », un individu ou un groupe s’expose volontairement à la sanction, pour dénoncer l’atteinte à une liberté ou un principe. En cherchant la publicité du scandale, le désobéissant civil entend agir comme un acteur politique porteur de changement législatif. On mesure la différence avec le corrupteur qui, lui, poursuit un intérêt personnel à la faveur de la clandestinité ; il entraîne une autorité dans sa corruption et ainsi dénature le droit qu’il privatise à son avantage. À l’inverse, le désobéissant civil poursuit un intérêt général dans la lumière de la publicité ; il cherche à mobiliser l’opinion publique en faveur d’une cause générale. Sa désobéissance à la loi (petit ‘l’) se fait au nom du Droit (grand ‘D’), pour reprendre une expression chère à Victor Hugo, désobéissant civil avant la lettre.
Et du côté des autorités publiques ? La diversité des transgressions est grande, ici aussi (sans compter qu’elles ne sont pas épargnées par la délinquance ordinaire, ni la corruption dont on a déjà parlé).
Il y a d’abord la gamme d’attitudes, quasi infinie, qui consistent à réduire à peu de choses, parfois à rien du tout, l’effectivité de lois dont ces autorités ont pourtant mission de faire application. Les stratégies sont multiples : interprétation très restrictive, multiplication des dérogations, exceptions, exemptions, et autres chausse-trappes qui vident de leur substance les législations les plus volontaristes. Trop souvent par exemple l’agriculture (intensive) bénéficie de ce type de traitement au regard des législations protectrices de l’environnement. Il y a aussi la tactique bien connue qui consiste à retarder indéfiniment l’entrée en vigueur de la loi ou de ses mesures d’application. On citera ensuite les formes de « schizophrénie législative », très typiques de l’État-spectacle (et du droit qui l’accompagne), qui consistent à donner des gages aux deux camps opposés ; chaque parti obtient la satisfaction symbolique d’une loi qui rencontre ses intérêts, et la solution des inévitables antinomies ainsi engendrées est renvoyée à l’initiative des plaideurs et à la glorieuse incertitude de la jurisprudence. On citera encore les cas, hélas nombreux, où l’Exécutif n’applique pas des décisions pourtant impératives rendues par les cours et tribunaux, nationaux ou supranationaux. On voit bien que si de telles politiques ne transgressent pas toujours frontalement la loi, elles en réduisent considérablement la portée, et, à la longue, minent son crédit. Beaucoup de secteurs souffrent d’un tel manque de résolution : qu’il suffise de citer le droit de l’environnement ou encore le droit de l’asile.
Beaucoup plus graves, et, pour le coup franchement inquiétant, sont les situations dans lesquelles un régime s’attaque directement à l’indépendance du pouvoir judiciaire : les cas de la Pologne et de la Hongrie, pourtant membres de l’Union européenne, sont bien connus. On citera aussi l’attitude navrante des candidats républicains à la présidence des États-Unis : six sur huit d’entre eux ont déclaré récemment qu’ils soutiendraient la candidature de Donald Trump même au cas où il serait condamné. Comment manifester un mépris plus grand à l’égard du pouvoir judiciaire ?
Enfin, et ici on atteint le stade ultime de la transgression, il y a les cas de négation frontale et systématique du droit tout entier : la guerre d’agression que mène la Fédération de Russie à l’égard de l’Ukraine en est un exemple édifiant. On feint encore de sauvegarder quelques apparences : on discute à la tribune de l’ONU, on argumente devant la Cour de justice internationale, mais « cet hommage du vice à la vertu » ne trompe personne : c’est bien à un retour de l’état de nature qu’on assiste ; le contrat social de la société internationale est déchiré, et c’est la loi du plus fort qui prévaut (on ne dit plus « loi de la jungle », car les combats des animaux, on le sait maintenant, sont ritualisés, et donc économes de la vie).
Pour terminer, je note que le petit exercice auquel on vient de se livrer pourrait être inversé : c’est qu’il existe aussi bien des façons différentes d’obéir au droit. Que l’on songe par exemple à la grève du zèle qui, sous couvert d’une stricte conformation à la lettre de la loi, en détourne résolument l’esprit. À l’inverse, il arrive qu’on se conforme à la loi « à son corps défendant », sans y adhérer, mais parce qu’on est convaincu que la paix sociale et l’intérêt général méritent quelques sacrifices.
Morale de cette histoire : en matière d’obéissance ou de désobéissance au droit, comme ailleurs, c’est l’intention qui compte…
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