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Le billet

[ 4 juin 2018 ] Imprimer

Des génériques hollywoodiens et des remerciements dans les thèses

Rappelez-vous le jour de 1937 où vous allâtes voir jouer Drôle de drame au Gaumont Palace. Une fois les attractions de la première partie de la séance terminée, le rideau se baissa puis se releva, la salle s'éclaira d'une lumière grise et sur l'écran apparurent les noms des acteurs, ceux de Marcel Carné et Jacques Prévert, ceux de quelques techniciens, Trauner, évidemment, pour les décors, Maurice Jaubert pour la musique. C'était tout, le générique prenait fin, et Louis Jouvet en kilt allait pouvoir commencer sa péroraison sur les « mauvais livres des mauvais auteurs ».

Hier vous vous rendîtes dans un multiplex, ça sentait le pop-corn jusque dans le cœur du coca et Spiderman courait après Batman, à moins que ce ne soit le contraire, jusqu'à une apothéose pyrotechnique et bruyante. Décontenancé par tant de vacarme vous restâtes assis dans votre siège et vîtes défiler une liste impressionnante de noms et de fonctions parmi lesquels le « stagiaire Hairdresser » le disputait au « canteen waiter ». Alors que vous aviez retrouvé vos esprits et que vous sortiez de la salle, de longues minutes après que « the end » se fut affiché, cela défilait encore…

Vous vous demandez sûrement, chers lecteurs ce qui vous vaut ces considérations atrabilaires sur l'allongement des génériques de cinéma à travers les âges. Et bien, c'est qu'il en est de ces génériques comme des remerciements qui ouvrent désormais les thèses, là aussi des cohortes de noms et de fonctions sont citées, là où encore, il y a quelques années, figurait tout au plus la dédicace à un parent ou un conjoint et encore celui-ci n'était-il souvent nommé que par sa fonction ou par une discrète initiale.

Ayant dans le cadre de mes fonctions universitaires l'occasion de lire un certain nombre de thèses, je dois confesser que c'est toujours avec une certaine délectation que je lis, très attentivement, ces remerciements. Ils sont un merveilleux sujet d'interprétation de texte, ils sont aussi un magnifique espace de non-dits et en définitive ils en disent beaucoup sur ce que signifie « faire une thèse » aujourd'hui.

Interprétation ? Oui, regardez par exemple celui-ci ou celle-là qui adresse par ordre décroissant des pensées « toutes particulières » puis « particulières » puis des pensées tout court... regardez cet autre qui remercie son conjoint qui l'a «toujours soutenu et infiniment compris » et méditez sur cet infini et sa relation avec la vie réelle du doctorant en couple… voyez encore celui qui remercie son informaticien, on sent la sauvegarde défaillante de la deuxième partie de la thèse récupérée in extremis dans ces remerciements.

On pourrait multiplier les exemples, mais je laisse à chacun le soin de goûter par ses propres lectures les raffinements subtils d'interprétation auxquelles ces remerciements peuvent donner lieu.

Non-dits ? Et oui les remerciements ne disent pas tout, ils ne disent pas le directeur de thèse qui tarde à relire les chapitres, ils ne disent pas, du moins explicitement, les souffrances, les peurs, les perspectives d'abandon. Ils ne disent pas les difficultés de la vie de doctorant, les contrats doctoraux que l'on n'est pas sûr de décrocher, les conflits ou les rivalités avec d'autres doctorants, ils ne remercient pas les conjoints qui à un moment ont cessé de « soutenir toujours ». Et c'est là bien naturel.

Mais ces remerciements, de plus en plus longs de plus en plus nombreux, par ce qu'ils disent comme parce qu'ils ne disent pas nous parlent en réalité du profond changement qui s'opère depuis quelques années dans la manière de « faire une thèse ».

Ils nous disent tout d'abord que faire une thèse, loin d'être un exercice solitaire, est au contraire une œuvre collective. Elle nécessite des ressources nombreuses, familiales, sociales, universitaires, financières et fait du doctorant, s'il nous pardonne cette vilaine expression, une sorte « d'entrepreneur de thèse » qui est au centre de cette équipe. Le sociologue taquin pourrait d'ailleurs souligner que l'abondance des personnes et des fonctions citées est aussi pour le doctorant un moyen d'afficher la richesse de ses réseaux et de manifester ses ambitions sociales.

Mais ils nous disent encore le soulagement d'être arrivé au terme de ce parcours de plus en plus difficile. Car au fond si l'on remercie beaucoup, et si l'on remercie aujourd'hui beaucoup plus qu'hier, c'est sans doute que la tâche a été rude, sans doute beaucoup plus rude aujourd'hui qu'hier.

Et peut-être enfin sont-ils encore là pour donner du sens à un investissement universitaire en l'inscrivant dans une histoire familiale, dans un parcours de recherche, dans un laboratoire et dans une aventure personnelle. Donner du sens, peut-être parce que la difficulté de l'exercice et l'incertitude de l'avenir au sein de l'université font douter de ce sens…

Bref, vous le voyez, comme souvent, derrière les discours de convention pointent, comme souvent des réalités humaines et sociales. Remercions donc ces remerciements de nous y faire accéder et nous faire comprendre que derrière chaque thèse il y a un destin qui se joue.

 

Auteur :Frédéric Rolin


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