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Des quais trop étroits ou des trains trop larges : heurs et malheurs de la régulation des services publics de réseau
La plaisante affaire relatée par le Canard Enchaîné selon laquelle 1300 quais du Réseau ferré national seraient trop étroits pour accueillir la prochaine génération de TER a suscité une vague de commentaires sarcastiques sur le fonctionnement des relations entre la SNCF et Réseau ferré de France. Mais au delà de l'anecdote, cette histoire permet pour le juriste de mettre en évidence les enjeux complexes de la régulation des services publics en réseau, telle qu'elle a été voulue à la fois sur le plan européen par les directives de libéralisation du secteur ferroviaire, mais aussi sur le plan national.
Pour comprendre les tenants et les aboutissants de cette histoire il faut commencer par rappeler comment et pourquoi les infrastructures du réseau ferroviaire ont été dissociées, pour faire simple, de la circulation des trains.
Une directive communautaire du 29 juillet 1991 sur « le développement des chemins de fer communautaires » avait imposé aux États membres de modifier l'organisation du fonctionnement des chemins de fer en dissociant la gestion de l'infrastructure et de l'exploitation du service de transport. Il s'agissait dans l'esprit du législateur communautaire de permettre à plusieurs opérateurs ferroviaires, dans le cadre d'une libéralisation, d'exercer leur activité sur le même réseau sans que l'opérateur historique ne dispose de l'avantage concurrentiel considérable que constitue la maîtrise du réseau.
Un premier décret du 9 mai 1995 réalisa cette séparation a minima en laissant à SNCF la maîtrise de l'infrastructure mais en opérant une séparation comptable des deux activités.
Toutefois, la SNCF était à l'époque très lourdement endettée, notamment compte-tenu des investissements réalisés dans les lignes à grande vitesse (V. sur ce point Christian Lavialle, La loi du 13 février 1997 créant « Réseau ferré de France » et le nouveau régime des domaines et transports ferroviaires, RFDA 1997. 768) et la création d'un nouvel établissement public uniquement chargé de infrastructure joua ainsi le rôle d'une structure de défaisance , permettant à SNCF de s'alléger de sa dette et de retrouver ainsi des conditions financières de fonctionnement satisfaisantes.
Mais du côté de RFF les choses étaient évidemment moins roses : le nouvel établissement public commençait dans la carrière avec près de 30 milliards d'euros de dette à financer, un patrimoine colossal mais extrêmement mal connu car constitué de tous les réseaux, délaissés de réseaux, gares et autres installations réalisées depuis 1835 et des moyens anémiques : moins de 1500 salariés dont très peu d'agents d'exploitation.
De sorte qu'en réalité, la gestion du réseau fut, dans la loi de 1997, concédée à la SNCF qui l'assure toujours pour le compte de RFF.
Le tableau ne serait pas complet si l'on ne précisait pas d'une part, qu'un nouvel établissement public a été créé en 2006. Il s'agit de l'établissement public de sécurité ferroviaire (acronyme : EPSF) qui assure les fonctions d'Autorité nationale de sécurité, prévue par la directive communautaire 2004/49/CE1 sur la sécurité des chemins de fer communautaires, et qui contrôle aussi bien les exploitants que le gestionnaire du réseau et d'autre part, qu'en matière de TER, les Régions sont les « autorités organisatrices de transport » c'est à dire que ce sont elles qui prennent les principales décisions sur l'organisation et le fonctionnement du réseau.
Il va sans dire que dans ce contexte institutionnel particulièrement complexe, l'affaire des TER trop larges (ou des quais trop étroits, c'est au choix), est une illustration très frappante des difficultés de faire interagir ces acteurs de manière satisfaisante.
Le rapport qui a été diligenté à la suite de cette affaire montre que lorsque la SNCF a lancé l'appel d'offres pour les nouveaux trains en 2007, elle ne s'est pas préoccupée de cette question, car ceux-ci étaient au gabarit européen validé par les autorités de sûreté dont l'EPSF dont nous venons de parler.
Ce n'est qu'en 2011 que le sujet est venu sur la table, et ici de manière très conflictuelle entre SNCF et RFF : du côté de la SNCF on estimait que dès lors que les trains étaient aux normes européennes c'était au gestionnaire de réseau de mettre celui-ci en conformité, du côté de RFF on estime que l'exploitant a sa part de responsabilité.
Finalement le bras de fer tourne à l'avantage de la SNCF et RFF s'engage d'abord à procéder à une vérification de tous les quais puis à lancer les travaux.
Mais il reste un problème en suspens : qui va payer ? Le rapport rendu au Ministre se montre singulièrement laconique sur ce point. De toute évidence la SNCF ne veut pas payer, mais RFF ne semble pas non plus y être disposée et les Régions ne veulent pas davantage supporter cet investissement.
Ce n'est donc sans doute pas un hasard si l'information a fuité dans la presse : cette indiscrétion au palmipède constitue une technique classique pour créer un rapport de forces et obliger à gérer le problème. Cela fonctionnera à merveille puisque devant l'ampleur des réactions médiatiques la solution sera trouvée très vite : RFF paiera...
Que révèle en définitive cette histoire du point de vue du fonctionnement concret du droit de la régulation ?
D'abord que l'on est loin d'un dispositif de régulation pur et parfait où le gestionnaire d'infrastructure se situerait au dessus des différents opérateurs de réseau. Ici, dans les rapports de force qui se mettent en place, le gestionnaire de réseau, en raison de son manque de moyens financiers et humains se trouve placé sous la domination de l'opérateur.
Ensuite, comme cela a d'ailleurs été rappelé dans le rapport remis au Ministre sur l'incident des trains trop larges, près de 20 ans après avoir reçu la gestion des infrastructures ferroviaires, RFF n'est toujours pas en mesure d'avoir un état précis et à jour de son patrimoine. Cette fois-ci, c'est moins du côté de la régulation que de la qualité de la gestion des biens publics que se situe l'enjeu principal.
Enfin, cela pose directement la question du maintien de la distinction entre deux entités, l'une gestionnaire de réseau, l'autre opérateur qui sont incapables de dialoguer de manière efficiente. D'ailleurs, le ministre des transports a immédiatement évoqué un vieux projet qui ressurgit à cette occasion : celui de la fusion RFF / SNCF, et de la distinction au sein d'un seul groupe public des fonctions de gestionnaire de réseau et d'opérateur, un peu à la manière d'EDF et d'ERDF, pour ce qui concerne l'électricité. Mais il faut alors se rappeler que la dette de RFF est aujourd'hui encore de 33 milliards d'euros et continue de s'accroître. Si l'on fait peser sur le nouvel ensemble le poids de cette dette, ses capacités financières s'en trouveront sérieusement obérées, de sorte qu'il faudra sans doute créer une structure de défaisance pour gérer cette dette, ce qui dans le contexte budgétaire actuel peut-être difficile à mettre en œuvre.
Au total, on le voit, les politiques de libéralisation et le fonctionnement de la régulation des secteurs libéralisés est fort loin du tableau idyllique qu'en dressent les théoriciens. Trains trop larges ou quais trop étroits est une histoire que ceux-ci auraient adoré raconter à propos des services publics en régie réputés si lourds et inefficaces. Et pourtant c'est bien ici dans le monde des services libéralisés qu'elle se produit... La leçon aura coûté 50 millions d'euros. Elle mérite d'être retenue.
Frédéric Rolin
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