Actualité > Le billet

Le billet

[ 22 janvier 2024 ] Imprimer

Droit à la preuve vs droit à la loyauté des preuves

À quel point le droit peut-il admettre la production de preuves déloyales dans le procès ? La justice ne s’honorerait guère d’admettre sans entrave des preuves issues d’un usage systématique de surveillances dissimulées, de stratagème douteux ou de pièges tendus à un adversaire.

La question est particulièrement sensible en droit du travail où l’employeur dispose d’une gamme pratiquement infinie de moyens pour traquer les moindres faits et gestes des salariés, jusque dans leur vie privée. Aussi la chambre sociale de la Cour de cassation avait-elle posé le principe selon lequel les preuves produites à l’insu du salarié par des vidéosurveillances cachées, et celles faites au moyen de stratagèmes ou de pièges ne pouvaient être reçues. La solution a été consacrée par l’assemblée plénière dans un arrêt du 7 janvier 2011(Cass. ass. plén., 7 janv. 2011, nos 09-14.316 et 09-14.667). Ces solutions avaient cependant pour conséquence d’interdire d’établir la réalité de certains faits, heurtant la manifestation de la vérité, nécessaire à la solution des litiges. Une importante évolution fut alors initiée par la Cour européenne des droits de l’homme dans la promotion d’un droit à la preuve, qui permet la production de preuves illicites lorsqu’elles sont indispensables au succès d’une prétention, tout en respectant une proportionnalité entre les droits en présence. La protection du droit à la preuve avait alors conduit la chambre sociale à admettre de larges entorses à la production de preuves illicites, collectées de façon attentatoire à la vie privée dès lors que la « production [est] indispensable à l'exercice de ce droit et que l'atteinte [est] proportionnée au but poursuivi ». Mais la Cour était jusque-là restée ferme sur le terrain de la preuve déloyale, et elle continuait à bannir le recours à un stratagème pour recueillir les preuves (Soc. 30 sept. 2020, n° 19-12.058). La frontière entre loyauté et illicéité de la preuve n’est d’ailleurs pas des plus claires, et la Cour européenne des droits de l’homme n'a jamais eu l’occasion de les distinguer. 

Une clarification était attendue de la Cour de cassation pour savoir si cette jurisprudence devait être maintenue : la question, qui intéresse toutes les branches du droit, a donc été soumise à l’assemblée plénière, dans deux décisions rendues le 22 décembre 2023 (Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, nos 21-11.330 et 20-20.648). L’affaire principale concernait la production d’un enregistrement d’une conversation avec un salarié au cours d’un entretien disciplinaire, afin d’établir une faute. Le recours à une motivation enrichie conduit la Cour à s’expliquer longuement sur le choix qu’elle fait de revenir sur sa jurisprudence passée. Les raisons du revirement sont tirées à la fois des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, du souci de rendre plus cohérente la position des chambres civiles avec celle de la chambre criminelle, et de la difficulté qu’il y aurait à tracer une frontière claire entre preuves déloyales et les preuves illicites. Désormais, le caractère déloyal d’une preuve n’entraînera pas automatiquement son rejet pour établir un fait. La Cour de cassation précise alors que la recevabilité de ces preuves obtenues de façon déloyale sera examinée à la même aune que les preuves illicites : le juge devra se demander si la réception de cette preuve « porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble », et si elle revêt un caractère « indispensable » et que l’atteinte aux droits de la partie adverse soit « strictement proportionnée au but poursuivi ». Faute d’avoir examiné la recevabilité de cette preuve, l’arrêt de la cour d’appel est cassé. 

Le sens de la décision est particulièrement clair : la Cour n’a plus désormais d’objection de principe pour recueillir des preuves illicites ou déloyales. L’enjeu est loin d’être anodin. Avec le développement des techniques de communication et la possibilité d’un examen systématique du moindre détail de la vie au travail des salariés par l’aide de l’intelligence artificielle, le risque est que l’on admette, sans être trop regardant, les preuves obtenues en méconnaissant les règles sur la nécessaire information des salariés et les règles sur la collecte et le traitement des données. Par précaution, les entreprises pourraient être tentées d’être confortées dans des pratiques de ces collectes d’informations tous azimuts susceptibles d’être admises le jour où le salarié aura commis des faits suffisamment graves pour justifier de leur utilisation. Et réciproquement qu’objectera-t-on au salarié qui, systématiquement, enregistrera ou filmera à leur insu leurs supérieurs hiérarchiques ou collègues ? On comprend aisément qu’au nom du droit de prouver on ne peut laisser le juge admettre sans réserve des preuves obtenues sans aucun scrupule, sous peine de faire émerger un monde dystopique dans lequel les relations spontanées n’auront plus leur place. 

L’assemble plénière, tout comme la Cour européenne des droits de l’Homme, se garde bien d’ailleurs de dire que ces preuves seraient admises sans réserve. Les preuves ne pourront être admises qu’en satisfaisant à un strict contrôle de proportionnalité : le plaignant qui produit une preuve devra être en mesure de montrer qu’il n’avait absolument aucun autre moyen d’établir la preuve ; l’adversaire devra avoir été mis à même de discuter ces preuves dans le cadre du respect du contradictoire ; les atteintes portées aux intérêts et droits des salariés (notamment les atteintes à la vie personnelle) devront être limitées. Tout l’équilibre de ce nouveau dispositif résidera dans l’application de ce critère de proportionnalité, dont les contours devront être précisés afin que les juges du fond pèsent de façon précise les enjeux de la réception de ces preuves douteuses

Cet équilibre ne saura manquer de prendre en compte les raisons qui avaient initialement conduit la chambre sociale à proscrire très largement toute preuve déloyale ou illicite dans les litiges du travail. L’employeur dispose de prérogatives quasi illimitées pour surveiller ces salariés, capter des images, enregistrer des données numériques. Cette surveillance n’a rien d’illégal, dès lors que les données collectées sont compatibles avec le RGPD et que le salarié en a été informé. La collecte d’informations à l’insu du salarié doit donc demeurer exceptionnelle. Dans notre espèce, il n’y a aucune raison pour enregistrer à son insu un salarié dans un entretien alors que l’employeur peut librement s’entourer d’un collaborateur qui pourra témoigner de la teneur d’un entretien. En revanche, cette considération de l’aptitude à la preuve devrait conduire à faire pencher le contrôle de proportionnalité davantage en faveur du salarié, qui n’a souvent pas d’autres preuves possibles que d’enregistrer des situations de harcèlement ou de discrimination, très difficiles à établir. Il est donc possible, si les juges appliquent avec la fermeté requise le principe de proportionnalité, que la nouvelle règle ne s’éloigne pas radicalement des interprétations passées et qu’elle ne soit pas complètement défavorable aux salariés. 

Références :

■ Cass. ass. plén., 7 janv. 2011, nos 09-14.316 P et 09-14.667 P : D. 2011. 562, obs. E. Chevrier, note F. Fourment ; ibid. 618, chron. V. Vigneau ; ibid. 2891, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Gelbard-Le Dauphin ; RTD civ. 2011. 127, obs. B. Fages ; ibid. 383, obs. P. Théry ; RTD eur. 2012. 526, obs. F. Zampini.

■ Soc. 30 sept. 2020, n° 19-12.058 P D. 2020. 2383, note C. Golhen ; ibid. 2312, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; ibid. 2021. 207, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; JA 2021, n° 632, p. 38, étude M. Julien et J.-F. Paulin ; Dr. soc. 2021. 14, étude P. Adam ; RDT 2020. 753, obs. T. Kahn dit Cohen ; ibid. 764, obs. C. Lhomond ; Dalloz IP/IT 2021. 56, obs. G. Haas et M. Torelli ; Légipresse 2020. 528 et les obs. ; ibid. 2021. 57, étude G. Loiseau ; Rev. prat. rec. 2021. 31, chron. S. Dorol.

■ Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, nos 21-11.330 P et 20-20.648 P : D. 2023. 1443, obs. S. Vernac et Y. Ferkane.

 

Auteur :Frédéric Guiomard


  • Rédaction

    Directeur de la publication-Président : Ketty de Falco

    Directrice des éditions : 
    Caroline Sordet
    N° CPPAP : 0122 W 91226

    Rédacteur en chef :
    Maëlle Harscouët de Keravel

    Rédacteur en chef adjoint :
    Elisabeth Autier

    Chefs de rubriques :

    Le Billet : 
    Elisabeth Autier

    Droit privé : 
    Sabrina Lavric, Maëlle Harscouët de Keravel, Merryl Hervieu, Caroline Lacroix, Chantal Mathieu

    Droit public :
    Christelle de Gaudemont

    Focus sur ... : 
    Marina Brillié-Champaux

    Le Saviez-vous  :
    Sylvia Fernandes

    Illustrations : utilisation de la banque d'images Getty images.

    Nous écrire :
    actu-etudiant@dalloz.fr