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[ 6 juin 2017 ] Imprimer

Droits(s) et algorithmes : de la blockchain à la justice prédictive

Le droit a toujours su s’adapter à un monde en perpétuel mouvement. Le « nouveau monde numérique » est un exemple topique de cette récurrente mise à l’épreuve du droit.

Le numérique a, sur de nombreux aspects, bousculé les principes fondamentaux qui gouvernent notre droit. L’économie numérique a fait naître de nouvelles problématiques en droit de la distribution et en droit de la concurrence. Les actes électroniques, instrumentum et negotium, ont ouvert de nouvelles perspectives, notamment sur le plan probatoire. La propriété intellectuelle a dû s’adapter aux menaces de ce « nouveau » marché de l’internet. La protection de la vie privée ne peut être satisfaisante sans y intégrer celle des données personnelles.

A chaque fois le droit du monde physique a dû et a su s’adapter aux faits du monde numérique. Cependant, aujourd’hui, ce n’est pas l’objet numérique qui doit être appréhendé par les différents droits mais le droit lui-même qui pourrait devenir l’objet du numérique et spécialement des algorithmes (law is Code en quelque sorte). Les informaticiens aiment réduire ces derniers à la formule suivante : if this…, then that… Faut-il en avoir peur ? Faut-il s’en féliciter ? Pour aborder cette question, deux phénomènes, d’ailleurs étroitement liés l’un à l’autre, méritent une attention particulière : la blockchain et la justice prédictive. Alors dans cette optique : If Code is law, then Code is Justice ?

Code is law ? – La blockchain, née à la suite de la crise de 2008, passe pour être une révolution plus importante encore que l’invention de l’internet. Il n’est pas simple de présenter une technique qui comporte déjà de nombreuses déclinaisons (Ethereum, Tezos…). Voici quelques éléments nécessairement incomplets. Techniquement, la blockchain, chaîne de blocs, est une technique de stockage et de conservation d’informations. Il s’agit d’une suite de données, sous forme d’algorithmes, mises en blocs liés les uns aux autres par une empreinte numérique. A l’origine, la raison d’être de la blockchain a été de fournir un « process », source d’une information infalsifiable, permettant de résoudre ce que les informaticiens illustrent par la parabole des « généraux byzantins » (L. Lamport) : Encerclant une ville et devant coordonner leur attaque, il faut garantir entre les généraux, parmi lesquels peut exister un traitre, un mode de communication infalsifiable.

La chaîne de blocs constitue ainsi un gigantesque registre, un immense livre comptable, intégrant un ensemble de transactions validées dans une liste infinie, utilisant différentes techniques de cryptage : clés cryptographiques asymétriques (une clé publique (ex. adresse mail) et une clé privée (mot de passe par ex.), système de péage (filtrage, contrôle) par la preuve de travail ou d’existence, mise en œuvre d’un système de hachage du message… Chaque bloc comporte des écritures. Une fois le bloc achevé, une empreinte numérique lui est rattachée et un autre bloc est créé qui est lié à celui qui le précède par cette empreinte. Ce livre de compte, à la différence des systèmes actuels, n’est tenu, dans l’idéal, par aucun tiers (ex. plateforme numérique telle que airbnb ou ebay). L’opération est donc décentralisée et se sont les milliers de personnes de la blockchain, propriétaires d’un simple ordinateur, selon un processus informatique complexe qui consiste à résoudre une énigme mathématique, qui en ont la charge. Chaque ordinateur conserve une copie de la blockchain. Plus le nombre de participants est important plus la sécurité et l’intégrité des blockchains sont garanties. L’intérêt de la blockchain est que tout ce qui est inscrit sur cette chaîne de bloc ne peut pas être modifié ou falsifié (sauf demain par les algorithmes quantiques !). <s></s>

La blockchain n’aurait pas besoin du droit : Code is law (L. Lessig, Code is law. On Liberty in Cyberspace, Harvard magazine, 1.1.00), c’est-à-dire que les algorithmes constituent leur propre loi. Cependant, sans être panjuriste, une activité informatique qui prétend être un outil financier, économique ou administratif ne peut avoir d’existence en dehors du droit. Il reste à déterminer quel droit sera applicable.<s></s>

Nous sommes encore loin des blockchains devenant la matrice de toutes les relations sociales. Pour paraphraser Loysel, le temps n’est pas encore venu de clamer haut et fort : on lie les bœufs par les cornes et les hommes par les chaines de blocs.

Si Code is not law, peut-on dire que demain Code will be justice ?

Code is justice ? – La question de la justice prédictive est dans tous les esprits. La justice prédictive est un ensemble d’algorithmes permettant d’analyser des données juridiques et factuelles (textes, décisions, doctrines, faits…) afin d’anticiper sur ce que pourrait être la décision d’un juge ou d’une autorité. S’appuyant notamment sur une base de donnée judiciaire (big data judiciaire), les algorithmes permettent déjà de calculer les indemnités de licenciement, les dommages et intérêts réparant les préjudices résultant d’un dommage corporel, le montant d’une prestation compensatoire. Ils mettent à la disposition des avocats un ensemble d’arguments (probabilités, parts de marché, seuils…). Ils permettent également la mise en place, dans les pays de common law, d’une e.discovery (sélection parmi des milliers de documents, des informations probatoires les plus pertinentes). Ces logiciels constituent un argument pertinent pour certains avocats pour inciter ou décourager leurs clients d’agir en justice. Ces logiciels sont déjà utilisés aux États-Unis (logiciel Ross par ex...) ou en Europe (logiciel Peter par ex…). Les notaires pourraient se laisser séduire par les smart contracts pour l’exécution automatique des hypothèques et des fiducies rechargeables, pour la libération des indemnités d’immobilisation ou pour le paiement des clauses pénales. Les virtualités sont nombreuses et devraient s’accroitre avec la loi du 7 octobre 2016 sur la République numérique qui prévoit la création d’un Open data de toutes les décisions de justice françaises (v. par ex. Predictice qui recense déjà 2,5 millions de décisions). Le marché est en plein développement (Tyr legal, Prédictice, Case law Analytics, Supra legem…). Cependant, à l’instar de la blockchain, il faut être prudent. Il faut prendre garde à ne pas confondre la justesse avec la justice !

Le droit ne se réduit pas à un ensemble d’algorithmes et la conviction du juge ne se réduit pas à un syllogisme formel, if this…, then that… Le juriste est toujours présent ex ante, pendante et ex post.

Quoi qu’il en soit, la justice prédictive enrichit le travail du juriste mais ne doit absolument pas s’y substituer. En somme, blockchain et justice prédictive doivent permettre de penser le juriste du 21e siècle : un juriste augmenté mais sûrement pas remplacé !

 

Auteur :Mustapha Mekki


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