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Le billet
D’un texte l’autre
Janvier. Les vœux. Tournés vers l’avenir des douze mois qui arrivent, les vœux ont été précédés du bilan de l’année passée. Les joies de la transition ! Un retour sur l’année 2023 pourrait la désigner comme étant notamment celle du texte. Si ses premiers mois ont été marqués par le bruit assourdissant du texte technologique, ceux qui l’ont terminée ont rappelé la puissance du texte littéraire. À leur manière, ces deux textes sollicitent les juristes. Autant de défis pour 2024 !
Un texte très particulier s’est donc imposé en 2023 puisqu’il s’agit de celui que peut désormais écrire l’intelligence artificielle dite générative. ChatGPT aura bien sûr occupé le devant de la scène médiatique. Plus discret, mais non moins important, Harvey s’est lui spécifiquement présenté au monde du droit ; un célèbre cabinet international d'avocats d’affaires ayant ainsi annoncé le déploiement au sein de ses différentes activités de cette « plateforme d'intelligence artificielle basée sur une version issue des derniers modèles d'OpenAI et dédiée aux services juridiques » (16 févr. 2023, v. ici).
Les défis lancés à notre humanité par ces interlocuteurs du troisième type sont tels que l’Union européenne s’est sentie obligée de réagir. « La façon dont nous abordons l’Intelligence Artificielle (IA) définira le monde que nous vivrons dans le futur », nous informait en décembre la Commission européenne (v. ici). Confirmant de manière éclatante une célèbre boutade selon laquelle, « quand il y a une innovation, les Américains en font un business, les Chinois la copient et les Européens la réglementent… », les institutions européennes ont donc lancé les travaux d’une « proposition européenne de cadre juridique sur l’IA » (ibid.). L’ambition est de « contribuer à la construction d’une Europe résiliente pour la décennie numérique ». Initié par la Commission, le projet « vise à faire face aux risques générés par des utilisations spécifiques de l’IA au moyen d’un ensemble de règles complémentaires, proportionnées et flexibles. Ces règles donneront également à l’Europe un rôle de premier plan dans la définition de l’étalon-or mondial ». Et les risques sont sérieux !
De manière générale, et à suivre, par exemple, le docteur Laurent Alexandre, les progrès fulgurants des systèmes d’IA lancent ainsi de manière inéluctable une guerre des intelligences. S’imposent alors quelques questions aussi fascinantes qu’angoissantes : Comment faire pour que nos cerveaux biologiques résistent à l’IA et restent complémentaires ? (…) Quels scénarios l’Humanité devra-t-elle choisir ? Faut-il accepter le vertige transhumaniste qui nous "upgrade" biologiquement mais nous maintient Homme ? Fusionner avec l’IA en devenant des cyborgs ? Interdire ou limiter puissamment l’IA ? (L. Alexandre, La guerre des intelligences, JC Lattès, 2017). Ces questions ahurissantes, qui nous plongent au cœur de la servitude volontaire, ont bien sûr une évidente dimension juridique. Plus prosaïquement sans doute, mais déjà de manière fondamentale, le droit est d’ores et déjà sollicité de répondre aux menaces sur le droit d’auteur. Le New York Times a ainsi par exemple attrait, en toute fin d’année, OpenAI et Microsoft devant les juridictions de l’État de New York pour copyright infringement. Ce n’est sans doute qu’un début !
Par provocation, on pourrait suggérer aux passionnés de ce progrès-là d’interroger les agents conversationnels afin qu’ils répondent eux-mêmes aux questions existentielles angoissées qu’ils suscitent.
Par conviction, à ce texte technologique sans auteur, on opposera le texte littéraire. « Has been ! », nous dira-t-on ! « La technologie renverse tout, bouleverse tout, écrase tout : rangez vos livres, à vos écrans ! Que peuvent vos grimoires contre les chatbots ? »
Demandez à Gil Charbonnier et à Franck Petit !
Dans leur beau livre intitulé Quand la littérature moderne (ré)invente le droit : œuvres choisies du xxe siècle à aujourd'hui (LexisNexis, 2023), les auteurs plongent dans les œuvres d’écrivains et d’essayistes pour nous rappeler l’importance de la culture littéraire pour la culture des juristes.
Dans l’introduction de leur livre les auteurs mentionnent ainsi une importante réflexion de maître Jean-Marc Chonnier : « Le réel n’en finit pas de distancer le droit, de l’entraîner du même coup dans une perpétuelle course-poursuite » (G. Charbonnier et F. Petit, Quand la littérature moderne (ré)invente le droit : oeuvres choisies du XXe siècle à aujourd'hui, LexisNexis, 2023, p. 23. La citation de M. Chonnier est tirée de son texte intitulé « Ce que le droit ne dit pas que la littérature dit », Rev. Droit & Littérature, 2018, LGDJ, p. 109). Cette obsession excessive du réel exposerait le droit à sa perte, ce serait alors « à la littérature, dotée de son pouvoir de fiction, de prendre le relais ».
Si aucun des huit thèmes choisis par nos auteurs n’est spécifiquement consacré aux enjeux de l’intelligence artificielle, leur démarche méthodologique, inscrite dans un parti pris d’indisciplinarité, les livres, les romans, les essais qu’ils ont retenus, les extraits qu’ils ont choisis de commenter, tout confirme la fulgurante capacité de la littérature à se dresser devant les questions de notre modernité.
À n’en retenir qu’un exemple, le chapitre 7 de l’ouvrage intitulé « Le monde socio-économique », s’ouvre sur l’importante question posée par la quête de moralisation du capitalisme. Jean Dutourd, Maurice Genevoix, Valéry Larbaud, Romain Gary, les auteurs arrivent à Amélie Nothomb, Michel Houellebecq, Jean-Philippe Toussaint et Robert Menasse ! Ces quatre derniers auteurs, tous contemporains de notre xxie siècle, sont mobilisés respectivement pour réfléchir au « stress et harcèlement au travail », à la « société de marché », à « l’éthique économique de l’Union Européenne ». Rien que cela ! Et Gil Charbonnier et Franck Petit de relever que, « confrontée aux risques d’une économie dérégulée, sous la pression des lobbyistes financiers et industriels peu scrupuleux, la littérature mesure son pouvoir en cherchant à influencer le monde des affaires. La nouvelle aspiration à un modèle de société responsable, modèle qu’il nous faut d’abord définir, l’oblige en même temps à renouveler ses modes de créativité » (G. Charbonnier et F. Petit, préc., p. 221).
L’acte de lire et l’acte de penser avec la littérature sont eux des actes de résistance actifs aux excès d’une technologie. Lisez, lisons ! Allons, par le droit, au-delà du droit, jusqu’à la littérature, voilà notre vœu pour cette année et toutes celles qui viendront !
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