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Le billet
Éloge du baroque. (Soc. 3 avril 2019 n°17-11.970 sur le principe d'égalité de traitement)
L'arrêt du 3 avril 2019 a tout pour surprendre. L'arrêt est l'un des premiers rédigés en « motivation développée » ou en « style direct », le nouveau mode de rédaction que la Cour de cassation promeut désormais pour les arrêts qu'elle souhaite mettre en avant en raison de leur importance, afin d'en permettre une meilleure compréhension et d'améliorer la sécurité juridique.
Il est réjouissant que la cour de cassation prenne le soin de s'assurer de la compréhension de ses arrêts, en citant les jurisprudences antérieures sur lesquels elle se fonde et en explicitant de la démarche qu'elle adopte.
Sans que cette nouvelle technique de rédaction soit en cause, l'arrêt Crédit Agricole de Normandie s'avère déconcertant. Le sens exact de l'arrêt est difficile à décrypter, et il faut se reporter à la « note explicative » pour avoir une sorte de présentation sommaire qui présente une rédaction analogue au style antérieur des arrêts de la Cour. En vain : même ainsi résumé, le sens de l'arrêt demeure mystérieux.
L'affaire concerne une différence de traitement issue d'un accord collectif. A la suite d'une opération de fusion de sites de l'entreprise, des salariés sont déplacés d'un site à un autre. Un accord collectif prévoit une compensation pour les salariés affectés, mais à condition qu'ils aient été présents sur le site déplacé avant 2011. Une salariée arrivée postérieurement réclame le bénéfice de cet avantage en invoquant la méconnaissance des règles d'égalité de traitement. Une telle demande ne pouvait que difficilement prospérer à la suite de la jurisprudence développée depuis l'arrêt « Pain » du 4 décembre 2013 (n° 12-19.667). La Cour de cassation a retenu par principe que les différences entre catégories professionnelles nées d'un accord collectif sont présumées justifiées, sauf au salarié de prouver que la différence n'était pas motivée par une considération de nature professionnelle. La Cour de cassation avait cru bon de préciser que ce pouvoir de différenciation reconnu à l'accord collectif trouvait sa légitimité dans le fait que la représentativité est fondée dans le vote des salariés (Soc. 27 janv. 2015, n° 13-22.179). Dans la quête d'un équilibre entre le respect de l'accord collectif et la protection de l'égalité entre les salariés, la Cour de cassation avait ainsi pris le chemin d'un complet renoncement à tout contrôle des résultats auxquels pouvaient parvenir les partenaires sociaux. La règle de preuve choisie, imposant au salarié la preuve d'un détournement de pouvoir assez improbable, rendant impossible toute contestation des différences.
Plutôt que d'infirmer cette jurisprudence ou de proposer un autre aménagement de la règle de preuve, l'arrêt s'aventure dans une motivation alambiquée. Il découvre d'abord un nouveau principe dans la jurisprudence : celui d'une « présomption générale de justification des différences » qui ferait que toute différenciation de traitement par accord collectif ferait l'objet d'une présomption du respect des règles d'égalité. La jurisprudence antérieure cantonnait pourtant l'application de l'inversion de la charge probatoire au seul domaine de la création de catégories professionnelles ou de différences entre salariés de différents établissements : fallait-il ériger cette règle en un principe?
Mais cette règle est énoncée pour être aussitôt écartée. La Cour, sans y avoir été invitée par le pourvoi, invoque un ensemble d'énoncés issus de la Charte des droits fondamentaux de l'UE, de directives ou d'arrêts de la Cour de justice de l'Union Européenne un principe d'égalité de traitement. Celui-ci consisterait exiger que des « situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié ». Il est audacieux de découvrir l'existence d'un tel principe général, les formules citées par l'arrêt concernant pour l'essentiel des questions de discrimination. Sans vraiment énoncer de contre-vérités, le raisonnement glisse insensiblement sur les imprécisions de la terminologie européenne de l'égalité, mêlant sans précaution des aspects tenant à la prohibition des discriminations, aux règles d'égalité de traitement proprement dites, et au principe d'égalité devant la règle.
Ces glissements successifs permettent de découvrir ce nouveau principe d'égalité de traitement dont la portée est incertaine. La Cour de cassation indique en particulier que, « dans les domaines où est mis en œuvre le droit de l’Union », la « généralisation d’une présomption de justification de toutes différences de traitement ne peut qu’être écartée ». Mais quel est ce domaine du droit de l'Union ? Ni la salariée ni l'arrêt n'invoquent une méconnaissance de motifs discriminatoires : il s'agit d'une simple situation de traitement différencié. Faut-il comprendre que désormais, toute différence de traitement sera soumise à ce nouveau régime ?
Le paradoxe est que l'arrêt, à maints égards, mériterait d'être approuvé. D'abord parce qu'il propose une lecture modernisée du principe d'égalité : face aux inégalités qui fracturent notre société, il est urgent que le droit cerne mieux les contours des distinctions légitimes. Ensuite parce qu'effectivement, la jurisprudence de la Cour de cassation emportait une neutralisation du droit des discriminations en présence d'un accord collectif qui n'avait pas de raison d'être aussi générale. Enfin, parce que l'arrêt permet de ne pas exonérer les partenaires sociaux de leurs responsabilités : ils ne sauraient s'affranchir de la nécessité de fonder toute différence sur des critères objectifs.
Si l'on accepte de s'abstraire des bizarreries de l'arrêt, ce revirement de jurisprudence mérite d'être approuvé. Mystère de la beauté de l'art baroque : c'est parce qu'il entre dans un luxe de détails surprenants qu'il parvient à nous séduire.
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