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Le billet

[ 16 janvier 2023 ] Imprimer

Est-il possible d’apprendre du droit administratif (français) en regardant une série (coréenne) ?

Si « période des vacances de Noël » rime, pour beaucoup d’étudiants en droit, avec « révision pour les examens du premier semestre », il était possible, cette année, de joindre l’utile à l’agréable en regardant l’excellente série coréenne « extraordinary attorney Woo ».

Pour avoir depuis vingt ans participé à de nombreux projets académiques avec des universités coréennes, j’ai développé un intérêt tout particulier pour ce pays, intérêt qui se déploie largement au-delà du droit puisque je dois confesser m’adonner régulièrement au visionnage de séries coréennes, les fameux « drama » qui s’exportent depuis une décennie dans le monde entier. Mais, comme il m’est difficile de mettre tout à fait de côté mon tropisme de juriste, ce sont bien souvent des séries politiques, pour les aspects de droit constitutionnel, ou judiciaires qui tombent sous les touches de ma télécommande.

Il n’était donc pas absurde que figure à mon programme la série « extraordinary attorney Woo » qui recueille une avalanche de commentaires laudatifs depuis le début de sa diffusion en septembre 2022. Et, de fait, cette série recèle de nombreuses et grandes qualités dont celle de traiter de sujets peu communs dans la production coréenne comme le mariage entre personnes du même sexe ou les discriminations à l’égard des personnes souffrant de handicaps. Ce dernier thème est même particulièrement développé puisque l’héroïne de la série est une avocate débutante affectée d’un syndrome du spectre autistique et le fil directeur des différents épisodes repose sur l’effet de contraste entre ses compétences juridiques extraordinaires et sa difficulté à s’insérer dans l’univers social d’un grand cabinet d’avocats de Séoul.

S’il ne s’était agi que de cela, cependant, il n’aurait pas plus été justifié d’en faire le sujet d’un billet que pour n’importe quelle autre série judiciaire de n’importe quel pays de production. Mais, dès le deuxième épisode, je fus mis en alerte par une séquence qui frappa mes oreilles de publiciste (mes yeux seraient plus exacts car je ce n’est que par le truchement des sous-titres que je comprends les dialogues, sous titres d’ailleurs souvent imprécis, et c’est bien dommage, sur le vocabulaire juridique) : un peu désespérée devant l’absence d’arguments solides à faire valoir dans un dossier, une consœur de notre héroïne se retourne vers elle et lui demande « et si l’on essayait de mettre en cause la constitutionnalité de la loi ? ». Exception d’inconstitutionnalité ? Dans une série grand public ? Quelle ambition ! Ce ne fut cependant qu’un hors-d’œuvre car Maître Woo lui répondit, avec sa voix un peu mécanique et son débit rapide qu’hélas la Cour suprême avait déjà tranché trois fois dans le sens de la constitutionnalité de la loi.

Je décidais donc de poursuivre plus avant même si la structure de chaque épisode est un peu répétitive : une situation de fait ayant des incidences juridiques, le cabinet qui réfléchit sur l’affaire après avoir été saisi par une des parties et enfin un procès qui se termine presque- toujours par le triomphe de maître Woo dont les arguments juridiques font un peu l’effet du deus ex machina. Tout cela naturellement entrecoupé des habituelles intrigues sur la rivalité entre deux cabinets d’avocats, de secrets de famille, de trahisons internes et de romance (c’est d’ailleurs l’aspect le moins réussi car l’acteur qui joue le jeune premier romantique n’est pas très bon).

Bien m’a pris de poursuivre, du moins si l’on se place dans ma perspective de publiciste, car après quelques affaires d’extorsion entre frères, de réflexion sur la possible application de la nord-coréenne à une réfugiée en Corée du Sud soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale (je glisse cela au passage pour mes collègues internationalistes), survint une affaire de droit administratif, qui se déroule même sur deux épisodes, puis un peu plus tard, une autre, encore sur deux épisodes, et puis encore une autre, toujours sur deux épisodes et qui conclut d’ailleurs la saison. La série comprenant, comme la plupart des séries coréennes actuelles, 16 épisodes, c’est donc pratiquement la moitié du temps qui est consacrée à du droit administratif, chose totalement inimaginable sous nos longitudes.

Et non seulement cette série parle beaucoup de droit administratif, mais elle en parle fort bien, nous révèle des aspects passionnants du droit coréen et nous permet de fructueuses comparaisons avec le droit français.

Vous comprenez donc la raison du titre choisi pour ce billet, mais peut-être mesurez-vous également l’embarras du billettiste : il est logique, dans ces colonnes, de parler un peu de droit, mais si je le fais ici je risque me livrer à une activité honnie des amateurs de séries : « spoiler » (les québécois proposent le très joli « divulgâcher » pour échapper à l’anglicisme) une large part de l’intrigue. Je vais donc faire de mon mieux pour en dire assez et n’en pas dire trop.

La première affaire est donc une affaire d’expropriation qui aurait pour effet de couper un paisible village rural en deux pour créer une route reliant une ville nouvelle à Séoul. Nos avocats et notre chère maître Woo en particulier, sont en charges des intérêts des possibles expropriés et nous allons voir défiler sous nos yeux rien moins que Ville de Sochaux (1968), Ville Nouvelle Est (1971), Danthony (2011) et un arrêt un peu moins connu : CE, ass. 3 mars 1993 Commune de Saint Germain en Laye.

Ville de Sochaux ? Car nous apprendrons rapidement que l’expropriation est menée en faveur de la compagnie privée chargée de la construction de la ville nouvelle et que donc une personne privée peut, comme en droit français, être le principal bénéficiaire d’une opération d’expropriation.

Ville Nouvelle Est ? Tout simplement parce que nos avocats vont mener une enquête serrée sur le terrain pour essayer de démontrer au juge qu’il aurait pu être choisis de meilleurs tracés présentant moins d’inconvénients pour les populations et l’environnement. Oui oui vous avez bien lu : non seulement le droit coréen applique, comme en France la théorie du bilan, mais la jurisprudence admet que l’on puisse contrôler l’opportunité du tracé choisi par l’administration, ce que le Conseil d’État français se refuse encore aujourd’hui à admettre (CE 9 juill. 2018, Commune de Villiers le Bâcle et autres, n° 410917).

Danthony ? Et bien voilà pourquoi : maître Woo, grâce à sa mémoire impressionnante, a constaté que l’étude d’impact environnemental du projet a été menée une fois le tracé définitivement choisi et non avant comme le prévoit la loi applicable. Mais l’associée principale du cabinet lui fait valoir qu’il s’agit là d’une « petite erreur de procédure » qui n’entraînera pas l’annulation de l’expropriation et même si Maître Woo (qui est un peu entêtée comme cela se révèle à mesure de l’évolution de la série) tente néanmoins cette argumentation devant le juge, son adversaire obtient gain de cause en démontrant que cette erreur de procédure n’a pas eu d’influence sur la décision prise.

Ville de Saint Germain en Laye ? Là, je suis obligé de rester vague sauf à vous révéler la fin de l’épisode. Je puis simplement vous dire que, sur ce point encore le droit coréen se révèle plus contraignant pour l’administration que le droit français.

Rassurez-vous, je ne vais pas vous imposer pour les deux autres affaires cette lecture de droit comparé de manière exhaustive mais sachez que l’on y parle de droit des sites classés, de gratuité du domaine public, de protection des données personnelles, d’application de la loi dans le temps et de sanctions administratives prononcées par les autorités de régulation. Si, sur ce dernier point il faut quand même que je vous signale une différence très intéressante entre le droit français et le droit coréen : l’autorité de régulation peut prononcer des sanctions à caractère pénal (au sens de l’art. 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme) soumises à une exigence de proportionnalité mais également des « amendes administratives », de moindre montant, qui ont en ce qui les concerne un caractère et un montant prédéterminé, dès lors que la faute est avérée.

Au-delà de l’aspect inédit, je l’ai déjà dit, de l’utilisation d’autant de droit administratif dans une série télévisée, je souhaite en conclusion vous livrer deux observations.

La première est d’ordre scénaristique et cinématographique : si l’on se fie à l’accueil qu’a reçu, aussi bien en Corée que dans le reste du monde, cette série, force est de constater que le droit administratif n'est pas ennuyeux et passe très bien à l’écran.

La seconde est davantage juridique : dans notre monde contemporain, il existe de plus en plus un « langage commun » du droit administratif. Il ne s’agit plus comme dans des périodes antérieures de systèmes juridiques importés de manière plus ou moins contrainte (au XIXe et XXe siècle des pays d’Asie comme la Corée ou le Japon y ont beaucoup eu recours) mais bien de standards qui, en matière de pouvoirs de l’administration, de protection de l’environnement, d’urbanisme, d’achat public, de régulation se mettent en place et construisent ce que l’on appelle depuis quelques années des formes de « droit administratif global ».

Et enfin une bonne et une mauvaise nouvelle : contrairement à beaucoup de séries coréennes, celle-là aura bien une deuxième saison en raison de son succès. Mais il faudra attendre 2024…

Références :

■ CE 9 juill. 2018, Commune de Villiers le Bâcle et autres, n° 410917 AJDA 2018. 1423 ; ibid. 1661, chron. C. Nicolas et Y. Faure ; AJDI 2019. 97, chron. S. Gilbert.

 

Auteur :Frédéric Rolin


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