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Le billet

[ 6 décembre 2021 ] Imprimer

Faisons un peu de droit public avec Joséphine Baker

Je dois à mes lecteurs un incipit à ce billet. Depuis ce matin, monte du parvis du Panthéon vers les étages élevés de la Faculté de droit le son des répétitions de la cérémonie qui y fera entrer Joséphine Baker tout à l’heure. Si ces bribes de chansons, ont nui – légèrement – à la réunion à laquelle je participais ce matin, ce sont elles qui m’ont donné l’idée de ce qui va suivre : Mais au fait la « panthéonisation », quel statut en droit public ?

Vous me direz, amis lecteurs qu’il s’agit là d’une expression presque caricaturale de l’esprit retors des juristes. Vous leur faites entendre « j’ai deux amours », ils vous répondent, droit de la famille ; vous leur dites « transfert des cendres au Panthéon », ils pensent, au mieux, « droit constitutionnel », ou, au pire, « droit funéraire ». Si fait, amis lecteurs, je ne puis pas entièrement contester cette assertion, mais il n’empêche que comprendre la mécanique juridique qui conduit les plus hautes personnalités de la République à faire entrer physiquement ou symboliquement une autre personnalité éminente, mais défunte, dans un bâtiment public destiné à cette fin n’est pas dépourvu d’intérêt. Bien plus, comme on le verra, elle permet de mettre en évidence une « fabrique du droit », qui quoique consacrée au « droit des symboles républicains » relève davantage de l’artisanat que de la grande construction juridique.

Première question, fondamentale : qui décide de qui sera panthéonisé ? Dans l’imaginaire collectif la décision de fait guère de doute : il ne peut s’agir que du Président de la République, et de fait, toutes les panthéonisations de la Ve République portent la marque du chef de l’État : de Jean Moulin à Joséphine Baker c’est indubitable. Pourtant, sous la IVe République, c’est à la loi qu’est toujours revenue la décision d’opérer ce transfert, ainsi notamment pour Schoelcher en 1949. Et si l’on remonte encore le temps, la IIIe République, pour ce qui la concerne, aura une pratique hésitante. Si la quasi-totalité des transferts sera opérée sur décision du législateur, c’est un décret du 26 avril 1885 qui en décidera pour la première et plus symbolique : celle concernant l’inhumation de Victor Hugo.

On voit donc que notre question semble soumise au sac et ressac de la répartition des compétences entre le législateur et le pouvoir exécutif et nous mettre sur la piste, sous la Ve république, de l’application de cette répartition telle qu’elle résulte des articles 34 et 37 de la Constitution.

Quoique, si on y réfléchit bien, il s’agit sans doute d’une fausse piste. L’article 37 qui pose martialement que « les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire » ne concerne justement que les actes réglementaires. Or, la décision de transférer les cendres d’une personne au Panthéon peut difficilement être regardée comme un acte de cette nature : elle n’est ni générale ni impersonnelle, par définition, et ne pose de toute évidence pas de règle, aussi on peut difficilement s’appuyer sur elle pour justifier cette compétence. Mais alors, où peut-on en trouver le fondement ?

Dans un rapport remis par le conseiller d’État Bélaval au Président de la république en 2013 (« Pour faire entrer le peuple au Panthéon ») celui-ci, fin juriste, c’est de toute évidence posé cette question et l’a résolue d’une manière aussi élégante que peu convaincante : « ces honneurs sont rendus au nom de la Patrie par le Président de la République qui, dans la lettre comme dans l’esprit de la Constitution du 4 octobre 1958, est la seule personnalité qualifiée pour le faire » (p. 45). Dans la lettre ? on cherchera en vain quelque disposition constitutionnelle relative à la Panthéonisation. Dans l’esprit ? Franchement, on ne voit pas ce qui lui donne plus de titre à cette fin que le Parlement qui exerce la souveraineté nationale.

En réalité, il existe bien un fondement, mais c’est un fondement aussi ancien que peu en rapport avec la majesté républicaine : c’est un texte de droit domanial (regrettablement omis par les manuels mêmes les plus autorisés en cette matière). Voici l’affaire : lorsque sous la IIIe République la décision est prise de réaffecter le Panthéon (redevenu sous le Second Empire l’église Sainte Geneviève) à la demeure des grands hommes et au premier chef de Victor Hugo, un décret est pris à cette fin le 26 avril 1885 par le Président de la République qui comporte un passionnant exposé des motifs expliquant que le Panthéon « fait partie du domaine de l’État et qu’il entre dans vos attributions, Monsieur le  Président, conformément à l’arrêté des consuls du XIII Messidor an X de l’affecter à un nouveau service public ». Ce « service public » (en prenant garde qu’en 1885 cette expression est encore très largement synonyme d’administration ou de branche de l’administration et ne désigne pas nécessairement une activité d’intérêt général soumise à un régime juridique particulier), le Président de la République le décrit ainsi dans le décret « Le Panthéon est rendu à sa disposition primitive et légale. Les restes des grands hommes qui ont mérité la reconnaissance nationale y seront déposés ».

C’est donc très trivialement parce que, sur le fondement d’un arrêté consulaire (celui cité du XIII Messidor an X) le Chef de l’État décide de l’affectation des bâtiments publics qu’il a compétence pour décider de celle du Panthéon et qu’il peut ainsi en quelque sorte s’auto habiliter à décider de qui pourra y entrer. Artisanat juridique, vous disais-je un peu plus haut, chers lecteurs, en voici une illustration, mais artisanat qui dure car lorsque le 11 décembre 1964 est autorisé le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon, le décret pris à cette fin comporte le visa de ce fameux décret du 26 mai 1885 (JO 13 déc. 1964, p. 11109).

Deuxième question : sous quelle forme et dans quelles conditions de procédure le Président de la République prend-il cette décision ? Il faut ici distinguer le droit et la science politique.

En droit, on lit de ci de là qu’il s’agit d’un « décret pris en Conseil des ministres », c’est-à-dire un des fameux décrets dont l’article 13 de la Constitution nous dit qu’ils sont signés par le Président de la République. C’est en ce sens que se prononce, par exemple, le rapport Bélaval cité plus haut, c’est encore ce que l’on trouve dans une réponse, cependant prudente, du ministre de la culture à une question parlementaire en 2001 : « Sous la Ve République, la décision de transfert des cendres au Panthéon est traditionnellement prise par décret du Président de la République en Conseil des ministres, sur proposition du Premier ministre, et sur le rapport du ministre de la culture et de la communication » (JO Sénat du 11 oct. 2001, p. 3266).

Sauf que…

Sauf que si vous lisez le premier décret de panthéonisation de la Ve république, celui du 11 décembre 1964 qui concerne jean Moulin que j’évoquais plus haut, il est certes mentionné un « rapport » du Premier Ministre et des ministres concernés mais seulement un « avis » et non une délibération du Conseil des ministres. C’est donc dire qu’il s’agit d’un décret d’une nature toute particulière : un décret du Président de la République pris sans véritable délibération du Conseil des ministres. Cherchez bien dans vos manuels de droit constitutionnel, c’est une catégorie toute nouvelle et toute spéciale de décrets…

Il est plus difficile de connaître la procédure pour les panthéonisations ultérieures car les décrets ne seront plus publiés que par extrait sans que la mention des éventuels rapports, délibérations ou contreseing n’y soit plus reportée (par ex. le JO du 26 juill. 2019 concernant l’écrivain Maurice Genevoix, se contente de la formule suivante « Par décret du Président de la République en date du 24 juillet 2019, le transfert des cendres de Maurice Genevoix est autorisé »). Mais surtout, il faut ici parler de la situation toute particulière faite à Joséphine Baker : après avoir tourné et retourné Legifrance dans tous les sens, en utilisant le nom patronymique de Joséphine ou son nom de scène, force est de constater que de décret il n’y a point. La seule formalisation de cette cérémonie figure dans un communiqué de la Présidence de la République qui nous dit ceci :

« Sur décision du Président de la République, Joséphine Baker sera honorée au Panthéon le 30 novembre prochain.

À travers ce destin, la France distingue une personnalité exceptionnelle, née américaine, ayant choisi, au nom du combat qu’elle mena toute sa vie pour la liberté et l’émancipation, la France éternelle des Lumières universelles.

Artiste de music-hall de renommée mondiale, engagée dans la Résistance, inlassable militante antiraciste, elle fut de tous les combats qui rassemblent les citoyens de bonne volonté, en France et de par le monde.

Pour toutes ces raisons, parce qu’elle est l’incarnation de l’esprit français, Joséphine Baker, disparue en 1975, mérite aujourd’hui la reconnaissance de la patrie » (Élysée).

« Décision » n’est pas « décret », et sa seule formalisation est bien celle qui figure sur le site de L’Élysée. C’est juridiquement possible puisqu’on sait de longue date qu’une décision administrative peut être prise par voie de communiqué, mais indubitablement la « tradition » de la Ve République vient d’être remise en cause et cette « décision », prise juridiquement par le Président seul, écarte encore plus nettement Premier ministre et Gouvernement que les décrets antérieurs. Vous avez dit jupitérien ?

Mais c’est ici qu’il faut passer du droit à la science politique. Car la machinerie juridique rend très mal compte de la véritable procédure qui mène à la décision de panthéonisation. Un passionnant article de Patrick Garcia, « Jacques Chirac au Panthéon. Le transfert des cendres d'André Malraux (23 nov. 1996) » (Sociétés & Représentations, 2001/2 (n° 12), p. 205) nous montre que la décision de panthéonisation si elle est juridiquement prise par le Chef de l’État est le produit d’une construction administrative dans laquelle le ministère de la culture et en particulier son « comité d’histoire » jouent un rôle important et que la décision est prise à l’issue de réunions interministérielles (tenues à l’Élysée et non à Matignon, siège de l’interministérialité classique).

Mais surtout, cet article nous montre qu’à l’origine du choix de la personnalité à distinguer il y a une demande qui émerge, pour dire les choses rapidement de la « société civile »,  ou d’une de ses composantes (Pour Malraux, Patrick Garcia souligne le rôle d’associations de gaullistes historiques et de Pierre Messmer). Ce que montrent les panthéonisations récentes, c’est que cette tendance s’est amplifiée que le choix du Chef de l’État est rarement un choix spontané (sauf dans le cas de Maurice Genevoix, panthéonisé de second ordre au moins d’un point de vue symbolique) et que la demande portée par la société civile ou d’une de ses composantes devient un phénomène majeur. Dans le cas de Joséphine Baker le fait que sa « candidature » ait été portée par une pétition sur internet est tout à fait caractéristique de cette tendance qui finalement est très « cinquième république » : une rencontre entre « le peuple » et son « chef ».

Troisième et dernière question, enfin, qui est celle que se pose tout juriste taquin : la « panthéonisation » est-elle soumise à des règles de fond et à un contrôle juridictionnel.

Étrangement, il ne s’est trouvé aucun atrabilaire pour contester une décision de panthéonisation ce qui aurait donné l’occasion au Conseil d’État de prendre parti sur cette question.

On pourrait évidemment essayer de régler la question en disant que la panthéonisation est quelque chose qui oscille entre la mesure gracieuse et l’acte de Gouvernement et qu’il n’est pas possible de la soumettre à un contrôle juridictionnel. Mais une telle solution est loin d’être évidente car à bien y réfléchir cette décision n’entre véritablement dans aucune de ces catégories. Ni acte de Gouvernement car elle ne concerne pas plus les relations entre les pouvoirs publics que la conduite des relations internationales, pour en rester aux définitions classiques de cette notion, ni mesure gracieuse car elle n’est pas une « faveur » mais au contraire une reconnaissance ferme et assumée des qualités de la personne qui est honorée.

Si l’on devait rechercher un régime juridique comparable, c’est plutôt du côté de l’attribution des décorations qu’il faudrait se tourner. Décorations qui elles aussi ont pour fonction d’honorer une personne en raison de ses qualités ou de ses mérites. Or, ici, nous avons un régime juridique bien constitué par la jurisprudence que le président Genevois a rappelé dans un article récent (B. Genevois, l’attribution de la Légion d’honneur : un encadrement juridique méconnu, RFDA 2018. 441). En ce qui concerne les décisions d’attribution de la Légion d’honneur, nous dit-il, le Conseil d’État admet la possibilité d’un recours même s’il est très restrictif sur les conditions d’intérêt à agir (ainsi par exemple, le Conseil d’État a jugé que Reporter sans frontières était irrecevable à contester l’élévation de Vladimir Poutine à la dignité de Grand-Croix car cette décision « ne portait pas atteinte la liberté de la presse »). Mais, si l’on transpose cette logique jurisprudentielle à la décision de panthéonisation, qui a une toute autre portée qu’une décision d’attribution individuelle d’une décoration, les possibilités de recours seraient sans doute plus largement entendues, même si on retomberait alors sur une autre jurisprudence classique en matière de décoration : le Conseil d’État refuse de se prononcer sur l’appréciation portée sur les mérites qui justifient, ou pas, une telle attribution (CE 10 déc. 1986, Loredon, n° 78376 : AJDA 1987. 133). Pas de contrôle de l’opportunité, mais en revanche contrôle de la légalité externe qui pourrait conduire à réexaminer toutes les questions qui ont été évoquées dans les points précédents. Je vous précise néanmoins, chers lecteurs que je n’encourage pas ce type de recours à tout le moins tant que ces décisions sont prises dans un cadre républicain.

Et puis chers lecteurs, il y a encore beaucoup d’autres questions qui auraient pu être traitées mais qui dépassent de loin la taille et l’ambition limitée de ce billet.

Par exemple : pourquoi le transfert des cendres de Maurice Genevoix est-il « autorisé » alors que celui des cendres de Jean Moulin est « décidé » ? Ou encore, sur quel fondement juridique peut-on s’appuyer pour respecter la volonté de la personne de ne pas voir ses cendres déplacées. Ainsi René Cassin, juriste averti, avait prudemment mentionné dans son testament qu’il ne s’opposait pas au transfert de ses cendres au Panthéon comme le rappellent Antoine Prost et Jay Winter dans la biographie qu’ils lui ont consacrée (Fayard 2011). Ou encore qui décide non pas de l’entrée d’une personne au Panthéon mais du cérémonial et du protocole.

Chers lecteurs, je laisserai ces questions en suspens mais vous l’aurez compris : derrière cette action symbolique, il y a un singulier droit pas très stable fabriqué de bric et broc et qui tranche beaucoup avec l’impression de solidité des colonnes du Panthéon entre lesquelles viennent de s’ouvrir les portes imposantes du monument pour que débute la cérémonie…

 

Auteur :Frédéric Rolin


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