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La suspension judiciaire des décisions de l’administration Trump : un référé suspension à l’américaine
Depuis plusieurs semaines, des juges fédéraux suspendent certaines des brutales décisions prises par l’administration Trump. Celle prononcée le 28 février 2025 (décision en anglais uniquement) par le juge William Alsup, du district nord de Californie, à l’encontre de l’éviction de tous les employés stagiaires des agences fédérales est particulièrement illustrative, mais elle permet aussi de montrer de très intéressantes convergences avec le droit français du référé suspension. Elle mérite donc qu’on la regarde d’un peu plus près.
Le 20 janvier 2025, le directeur du « Bureau de la gestion du personnel » fédéral adressait un mémo à toutes les agences fédérales pour leur demander de licencier dans la semaine tous les agents, que l’on qualifierait en droit de la fonction publique français de « stagiaires » qui n’exercent pas des fonctions « critiques » et leur fournissait un modèle de lettre de licenciement. Le juge évalue à 200 000 les employés susceptibles d’être ainsi licenciés et à plusieurs dizaines de milliers ceux qui l’ont déjà été à la date de sa décision, les uns par zoom, les autres par mail, avec des indications selon lesquels ce licenciement mettait également fin à leurs assurances sociales.
Des requérants ont saisi le tribunal fédéral du district Nord de Californie pour lui demander de prononcer un « temporay restraining order », c’est-à-dire une mesure prononçant la suspension de la décision contestée et le rétablissement des agents dans leurs fonctions. On l’aura compris, dans son principe, cette procédure est étroitement apparentée au référé suspension de l’article L. 521-1 du Code de justice administrative. Mais ce qui est plus frappant encore, c’est que les conditions pour que le juge puisse le prononcer sont sensiblement analogues à celles du contentieux administratif français. Le juge les rappelle dans sa décision (p.7) « le demandeur doit démontrer qu’il est probable qu’il obtienne gain de cause, qu’il est probable qu’il subisse un préjudice irréparable, que la balance de l’équité penche en sa faveur et que le prononcé de la mesure réponde à un intérêt public ». On retrouve donc bien la notion de moyen sérieux de notre article L. 521-1 du CJA ainsi que celle d’urgence objective construite par la jurisprudence autour de la balance des intérêts publics et privés affectés par la décision contestée et par sa suspension. Certains anciens pourraient objecter que les conditions posées ressemblent davantage au « vieux » sursis à exécution d’avant la réforme des référés, notamment avec l’exigence d’un « préjudice irréparable », amis la suite montrera que cette notion de préjudice est entendue beaucoup plus largement qu’elle ne l’était chez nous et qu’on est donc plus proche du régime actuel. La différence essentielle, en réalité, tient à ce qu’en France, c’est la loi qui a créé ce régime alors qu’aux États-Unis, le juge s’appuie sur des décisions de la Cour suprême.
I. La recevabilité des requêtes
Si nous avions été en France, nous aurions attendu que le juge commence par se prononcer sur la recevabilité des requêtes qui lui étaient soumises. Le juge américain lui, procède autrement, et, il est vrai d’une manière qui peut nous étonner : il va en effet réunir dans la vérification de la première condition (obtenir probablement gain de cause) les questions de légalité des décisions prises et celle de la recevabilité des requêtes, qui viendra même en dernier.
Séparons-nous un instant du déroulé de la décision commentée et revenons à nos habitudes hexagonales en commençant par la question de recevabilité. La requête (les requêtes plus exactement, jointes dans la décision), étaient présentées par deux groupes de requérants bien distincts. D’un côté les syndicats des employés, et d’un autre côté un certain nombre « d’organisations » nous dit le texte anglais, d’associations pourrions-nous traduire en français.
Le juge va écarter l’action des syndicats comme irrecevable car, nous dit-il, il existe pour eux une procédure spéciale : d’abord un recours devant une instance administrative « l’autorité fédérale des relations de travail », et ensuite seulement une contestation des décisions de cette instance devant un tribunal fédéral. Là encore, la proximité avec le droit administratif français est frappante : on sait bien que le Conseil d’État juge de manière constante que lorsqu’un recours administratif préalable obligatoire a été organisé, les requêtes qui saisissent directement le juge sans être passées par cette procédure initiale sont de ce fait irrecevables.
Les autres organisations requérantes étaient pour l’essentiel, des associations d’usagers des différentes agences. Et cette fois, le juge va s’interroger sur leur intérêt à agir une nouvelle fois dans des termes très proches de ceux du droit administratif français. Il serait trop long de détailler ici son raisonnement mais soulignons qu’il admet l’intérêt à agir d’une organisation de vétérans car l’agence fédérale pour les vétérans à supprimé nombres de postes parmi les agents qui viennent en aide aux requérants dans des tâches très concrètes, ou l’intérêt à agir d’une association environnementale car le service des parcs nationaux a licencié tellement d’employés que l’entretien des parcs s’en trouve mis en péril (et le juge souligne notamment le risque d’incendie des forêts mal entretenues, ce qui est un sujet spécialement sensible en Californie, les derniers mois l’ont montré).
II. Les chances de succès de l’action
C’était sans doute là, la question la moins difficile qui se posait au juge. Il faut pour se faire savoir que les agences fédérales, à l’image de nos établissements publics, sont des personnes morales autonomes qui disposent en particulier d’un plein pouvoir en matière de personnel que ce soit pour le recrutement, le déroulement de la carrière ou son achèvement. Le « bureau de la gestion du personnel » est une organisation administrative dont les compétences sont définies par son statut et, souligne le juge très rudement « aucun statut « anywhere, ever » n’a donné à ce bureau le pouvoir de licencier les employés des agences ». « Nulle part et jamais », au moins les chose sont claires, la décision est donc « ultra vires », ou, dit en français, prise par une autorité incompétente.
Le bureau tente bien de se défendre en disant qu’il n’a pas licencié les employés, ni même donné l’ordre de le faire, mais seulement conseiller les agences de le faire. Mais cette fois le juge s’éloigne de la technique française de contrôle juridictionnel, il cite dans le texte une brassée d’emails qui montrent très nettement que les agences n’avaient pas de moyen de résister au « conseil » qui leur était donné, et que celles qui avaient essayé de le faire étaient vite rentrées dans le rang ce qui montre que la décision venait bien du bureau.
Le juge considère également que la décision est « capricious et arbitrary ». Je confesse que mon anglais est insuffisant pour donner une traduction juridique assurée de « capricious », certains auteurs proposent de conserver le français « capricieux », ce qui nous rapprocherait du détournement de pouvoir, d’autres considèrent que cela n’ajoute rien à « arbitrary ». Arbitraire, dans la logique du contrôle des actes administratifs américains renvoie à des actes qui ne sont pas objectivement justifiés, en conservant un large pouvoir d’appréciation de l’administration, ce qu’on ne pourrait mieux traduire en français que part « erreur manifeste d’appréciation », et nous revoilà dans une analogie très nette avec le droit français.
III. Le préjudice irréparable et la balance des intérêts
Comme je le disais un peu plus haut, les précédents de la Cour suprême donnent à la notion de préjudice irréparable un sens très large : est ainsi irréparable (en argent) tout dommage environnemental. Il en va de même pour la perte d’accès à des services proposés aux vétérans, etc. Et la timide défense du bureau « les requérants n’ont pas démontré que le licenciement des employés a causé une interruption de services fédéraux essentiels » est sévèrement balayée par le juge : tous les motifs de la présente discussion montrent le contraire » …
C’est avec une même sécheresse que le juge considère que la balance des intérêts penche dans le sens des requérants. Certes nous dit-il, le fait que le Bureau fédéral soit partie au litige fait émerger la question de l’équilibre entre les intérêts publics et privés, mais c’est pour immédiatement ajouter en citant un précédent « la préservation des droits constitutionnels et la légalité du process de fonctionnement des agences gouvernementales pèse assurément d’un lourd poids dans l’intérêt public » (p.23). Voilà une formule que l’on pourrait retrouver en droit administratif français même si Danthony et Czabaj peuvent nous faire penser que, de ce côté-ci de l’atlantique, la sécurité juridique est un contrepoids presqu’aussi lourd…
Et, donc, à la fin de ces 24 pages de motivation (tiens en voilà une première différence avec les décisions françaises) les décisions doivent être « stoppées et annulées ». Voilà une seconde différence : dans l’attente du jugement au fond, les décisions ne sont pas « suspendues », mais bien « annulées », ce qui revient cependant à peu près au même.
On peut tirer me semble-t-il de cette rapide analyse, sinon une conclusion, du moins une morale : dans le cadre d’un régime brutal, voire autoritaire, le contrôle juridictionnel des actes administratifs est une des vigies essentielles de la garantie des droits. Sur ce point, il faut espérer que nous n’aurons pas à trouver une nouvelle analogie avec une situation française et que la Cour suprême, qui est saisie, n’érodera pas la force de ce contrôle.
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