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Le billet

[ 1 juin 2011 ] Imprimer

Harcèlement(s) et fonctions publiques

Lorsque parut en 1998 l'ouvrage de Marie-France Hirigoyen intitulé Harcèlement moral, son succès — inattendu — de librairie donna lieu à des interprétations diverses : phénomène médiatique, expression du « refus du travail » du salariat français (il est l'exact contemporain des fameuses heures), ou au contraire symptôme d'un univers de l'entreprise rendu plus rude par la pression de la productivité et les exigences de rentabilité du capitalisme orienté vers les actionnaires.

Mais une chose est certaine, lorsque, en 2002, les idées véhiculées par ce texte connurent une traduction législative et une inscription dans le Code du travail et le Code pénal, la situation des agents publics fut immédiatement et pleinement prise en compte car il était souligné d'ores et déjà dans les études de l'époque que le secteur public recelait sans doute une part importante des cas de harcèlement (Rapport sénatorial n° 275 fait au nom de la Commission des affaires sociales, déposé le 18 avril 2001, chapitre III bis).

L'actualité médiatique, mais également un mouvement moins perceptible quoique quantitativement très important, témoigne d'une montée en puissance des problématiques liées aux harcèlements dans le secteur public (on peut en indiquer un indicateur certes affecté de biais important mais qui demeure significatif : le mot « harcèlement » apparaît 584 fois dans la base de données des juridictions administratives sur Legifrance, dont 200 fois pour les seules années 2010 et 2011, alors que l'année 2007, par exemple ne recelait que 60 références). En témoigne également le fait que le mot, autant que la notion, n'a rien perdu de sa puissance évocatrice, et qu'hier comme aujourd'hui son emploi a des effets dévastateurs. Il est ainsi fort loin du cimetière des accessoires médiatiques parmi lesquels on avait parfois cru pouvoir le ranger.

Mais c'est dans cette articulation du mot et de la notion que se trouve sans doute l'un des lieux critiques des problématiques des harcèlements. Car les harcèlements, sexuel comme moral, présentent cette caractéristique majeure d'être, de manière essentielle un pouvoir des mots.

Outre le pouvoir des mots du harceleur (ou prétendu tel), et ceux du harcelé (ou qui se perçoit comme tel), c’est également le pouvoir des mots dans un usage stratégique. Dire dans une organisation que l'on est harcelé, c'est remettre en cause cette organisation dans ses principes hiérarchiques et disciplinés. C'est décider aussi de s'en exclure, car un harcelé ne retrouve jamais sa place dans l'organisation.

Et du coup la verbalisation du harcèlement supposera d'autres verbalisations : celle de l'organisation qui devra dire où elle se situe dans ce débat. Celle des autres agents, qui seront sommés à la fois de prendre parti (par les deux protagonistes dont ils ont été les témoins) et de ne pas prendre parti (par la structure et ses représentants qui doivent assurer la régularité de son fonctionnement).

Et il faut encore y ajouter lorsqu'elle est convoquée, la parole de, et en direction de, l'opinion publique, par le truchement de relais médiatiques.

Ainsi, l'objet harcèlement est d'abord un pouvoir du verbe (soulignons à cet effet que s'agissant du harcèlement sexuel, s'il dépasse les mots, il bascule vers d'autres qualifications plus objectivées car ayant une traduction physique : agression, viol ou tentative…).

En cela il est finalement très loin du statut pénal que la loi de modernisation sociale de 2002 lui a donné, et ce n'est d'ailleurs pas un hasard si les condamnations pénales pour faits de harcèlement demeurent infinitésimales : les harcèlements ne trouvent ni leur identification ni leur résolution dans l'univers pénal, lequel ne sert en définitive qu'à fixer le cadre symbolique de la gravité de cette forme de violence aux yeux de la société.

Dans le secteur public, ces considérations qui valent pour toutes organisations sont spécialement opérantes. Pas plus que pénalement le harcèlement n'est administrativement sanctionné : condamnations pécuniaires des collectivités publiques ou sanctions disciplinaires infligées à des agents sont fort rares, et la juridiction administrative écarte quasi systématiquement les demandes en ce sens (toujours avec les mêmes biais que ceux évoqués précédemment, sur les 20 décisions des juridictions administratives les plus récemment publiés sur Legifrance et invoquant des faits de harcèlement concernant des agents publics, aucune ne regarde ces faits comme établis).

Dire aujourd'hui le harcèlement dans le secteur public est devenu un objet au contenu juridique de plus en plus vide mais à la réalité de plus en plus avérée ou ressentie et paradoxalement, ce pouvoir de « dire » produit plus d'effets, en termes de management et de sociologie des organisations qu'il ne pourrait en produire en terme de droit administratif (sanctions et réparations confondues).

Qu'on y prenne garde : ce non-droit des harcèlements n'est bon pour personne. Ni pour ceux qui dénoncent, ni ceux pour ceux qui sont dénoncés, ni pour les agents situés dans la périphérie de cette dénonciation, ni pour les organisations auxquelles ils sont rattachés. Car les conflits ainsi ouverts ne sont jamais résolus — si ce n'est par le départ des intéressés — et le droit ne joue pas son rôle de pacification sociale. Il est donc important d'ouvrir une nouvelle réflexion sur la manière de pouvoir appréhender juridiquement les harcèlements, de sorte que le pouvoir des mots le cède à la raison des faits et de leur qualification par des instances extérieures à ces conflits.

Ce pourrait être une mission pour un défenseur des droits qui envisagerait ses missions de manière étendue, voire pour une juridiction administrative qui accepterait d'aller au-delà de ses techniques de contrôle habituelles en matière de discipline ou de responsabilité de l'administration.

 

Auteur :Frédéric Rolin


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