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Le billet

[ 21 octobre 2019 ] Imprimer

Ignorer, distinguer, valoriser : le chemin étroit de l'égalité

L'égalité peut se concevoir de différentes façons : sous un angle abstrait, elle peut conduire à interdire toute prise en compte des différences entre les personnes, alors que sous une forme plus concrète, elle consiste au contraire à prendre en compte les différences afin de permettre une égalisation des situations de fait. 

Ces conceptions distinctes et parfois contraires de l'égalité peuvent cohabiter au sein d'un même texte. Ainsi, en matière de discrimination syndicale, l'article L. 2141-5 du Code du travail pose-t-il le principe selon lequel l'employeur ne peut « prendre en considération l’appartenance à un syndicat ou l’exercice d’une activité syndicale pour arrêter ses décisions » concernant les différents avantages conférés aux salariés. Pourtant, l’alinéa 2 de ce texte, issu de la loi du 17 août 2015, permet à des accords collectifs de valoriser la carrière des représentants des salariés afin de « concilier la vie personnelle, la vie professionnelle et les fonctions syndicales et électives ». Les études successives menées montrent en effet que l'exercice des fonctions représentatives se traduit encore fréquemment par des retards de carrière et de rémunération nonobstant les règles de non-discrimination. 

Mais quelle est la marge laissée aux partenaires sociaux dans ces accords : à quel point l'objectif d'une égalité concrète permet-il des mesures spécifiques de gestion du personnel à leur égard telles que l'évaluation ou la tenue de formations ? 

La question a été posée pour la première fois à la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 9 octobre 2019 (n° 18-13.529). L'arrêt est rédigé en style développé, comme cela semble désormais s'imposer lorsqu'elle rend des arrêts qu'elle considère elle-même comme importants. La Chambre sociale se montre des plus prudentes sur l'interprétation de ces textes, en sorte qu'on ne parvient pas trop à déterminer si la somme des détails provient davantage d'un style prétendument pédagogique, auquel le lecteur du Bulletin des arrêts de la Cour de cassation est peu familier, ou d'un souci de ne pas engager la jurisprudence sur un terrain trop hasardeux.

L'affaire concernait un accord collectif sur les parcours professionnels des représentants du personnel, conclu au sein du groupe BPCE. Il organisait la tenue d'entretien d'évaluation, permettant d'identifier des besoins en termes de formation permettant d’organiser des évolutions de carrière. Deux syndicats, non signataires de ce texte, en contestèrent la validité au nom de l'interdiction des discriminations syndicales. La cour de cassation rejette le pourvoi de ces syndicats contre l'arrêt qui les avait déboutés de leur demande. Sans livrer des critères trop rigides sur les caractéristiques que devraient présenter ce type d'accord, la Cour de cassation livre plutôt un faisceau d'indices qui permettent, en l'espèce, d'écarter une discrimination. Différents traits de l'accord sont ainsi mis en avant : le caractère facultatif de l'accès au dispositif d'évaluation pour les salariés, l'association du syndicat auquel le salarié appartient à l'appréciation des compétences acquises dans le cours du mandat, la détermination d'une « offre de formation » (sans doute facultative), l'intégration de ces formations à « l'évolution de carrière des salariés ».  

L'arrêt insiste également sur l'objectivité des procédés d'évaluation retenus, l'employeur ayant ici mis en œuvre un « référentiel dont l’objet est d’identifier ces compétences ainsi que leur degré d’acquisition », et il invite le juge à en contrôler le « caractère objectif et pertinent ».  

Cette décision montre d'abord la prudence de la Cour de cassation : loin de fournir une liste de critères fixes et cumulatifs, elle se contente de relever des indices qui montrent l'absence de discrimination. 

Sur ce terrain, la Cour de cassation emprunte au droit des discriminations l'exigence qui est faite à l'employeur de justifier, sous le contrôle du juge, à la fois du contrôle objectif et pertinent des critères et des méthodes utilisées pour distinguer les salariés concernés. L'arrêt confirme au passage le virage amorcé en matière d'égalité par l'arrêt CRCAM du 3 avril 2019 (n° 17-11.970) sur le recul de la présomption de justification des distinctions issues de conventions collectives. L'origine conventionnelle du processus d'évaluation n'est pas considérée comme suffisante pour justifier du traitement spécifique des représentants du personnel, et la Cour insiste clairement sur le pouvoir du juge pour contrôler les différences. L'évolution est d'autant plus marquante que l'arrêt CRCAM n'avait mis en avant l'abandon de la présomption de justifications que dans les « domaines où est mis en œuvre le droit de l’Union » : cette condition semble s'effacer au profit du contrôle du respect de l'ensemble des droits et libertés fondamentaux, les discriminations syndicales et la liberté syndicale ne figurant pas dans les textes du droit de l'Union Européenne.

L'arrêt parvient au total à présenter un modèle pragmatique de la manière d'appréhender la gestion de la carrière des représentants du personnel et de compenser les retards subis en raison de leur implication dans les actions représentatives. Sans doute les entreprises pourront-elles faire valoir que la voie entre discrimination et valorisation des parcours est étroite et ne sera que difficilement à l'abri de contestations. 

Au total, l'arrêt ne fait que refléter l'ambivalence du droit, qui proclame le principe de l'interdiction des différences fondées sur l'exercice de mandats représentatifs, et n'admet celles-ci que de façon dérogatoire, lorsqu'elles sont compatibles avec la liberté syndicale, et fondées sur des critères légitimes, pertinentes et objectifs. Tout traitement différencié destiné à lutter contre des discriminations ne peut qu'appeler de sérieuses précautions, à défaut desquelles le traitement différencié se résume à une forme de discrimination. 

 

Auteur :Frédéric Guiomard


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