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Le billet

[ 27 janvier 2025 ] Imprimer

Vive le blocage législatif (et réglementaire) !

Parmi tous les vœux que forment chaque année les juristes, il en est un qui revient systématiquement : lutter contre l’instabilité et l’inflation normative. C’est même un vœu qui dépasse les cérémonies (annulées) en ce début d’année et que l’on peut lire dans les meilleures revues, du 1er janvier au 31 décembre. Et bien, première bonne nouvelle de l’année, ce vœu est aujourd’hui exaucé !

En conduisant à une Assemblée Nationale éclatée en groupes politiques peinant à dégager des majorités, les élections législatives qui ont suivi la dissolution ont rendu un fier service à la stabilité législative et même réglementaire. On se souvient des critiques : « un fait divers, une réforme » ou bien « pour exister, un ministre doit attacher son nom à une grande loi ». Tout cela est terminé. Désormais, faire voter un texte est devenu un tour de force et le site internet de l’Assemblée Nationale peine à faire illusion lorsqu’il signale 25 textes adoptés depuis le début de la législature. Il n'y a en fait que 13 lois qui ont été adoptées, et une fois enlevé celles relatives à Mayotte, à la Nouvelle Calédonie et celle autorisant le gouvernement à percevoir les impôts en attendant le vote du budget, il reste quelques bribes législatives : l’autorisation de créer un centre hospitalier universitaire en Corse (entrée en vigueur en 2030 !), la modification de la gouvernance des chambres d’agriculture, le remboursement intégral des fauteuils roulants par l’assurance maladie, la réduction des frais bancaires en cas de succession etc. Et encore, lorsqu’on consulte ces textes, on se rend compte que l’époque n’est plus aux longues lois pleines de dispositions complexes. Ici, la plupart des textes tiennent en une page, quelques articles. Je ne résiste pas au plaisir de vous citer intégralement la « loi organique portant réforme de l’audiovisuel public » adoptée le 20 novembre 2024 : 

« Article unique

Le premier alinéa du II de l’article 2 de la loi organique n° 2001‑692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances est complété par une phrase ainsi rédigée : « Un montant déterminé d’une imposition de toute nature peut, sous les mêmes réserves, être directement affecté aux organismes du secteur public de la communication audiovisuelle. »

Il y a un indicateur encore plus frappant du ralentissement de l’activité normative. Il s’agit du nombre de texte numérotés publiés au Journal Officiel. On sait que sont ainsi numérotés de manière continue lois et décrets réglementaires, et il suffit ainsi de regarder le dernier texte numéroté figurant dans le dernier Journal officiel de chaque année pour connaître ce nombre. Ne renonçant à aucun effort pour satisfaire la curiosité de mes lecteurs, je me suis plongé dans ces chiffres et voilà quelques résultats intéressants. 

Sur la décennie 2013-2023, la moyenne de textes publiés annuellement a été de 1869 (chiffre légèrement arrondi) avec des pointes en 2016 à plus de 2000 et en 2021 à près de 1950 et quelques creux comme en 2013 où l’on ne trouve que 1320 textes ou 2023, qui n’en compte que 1450. Cette décennie n’est d’ailleurs pas plus « productive » que la précédente où l’on trouve également quelques beaux scores comme le 2100 textes de 2011 !

Et alors, 2024 me direz-vous ? Et bien en 2024 il n’y a « que » 1263 numéros qui ont été attribués pendant l’année et ne croyez pas que ce soit anodin : c’est tout simplement le chiffre le plus faible de tout le 21e siècle, et il faut en effet remonter à 1999 pour en trouver un, à peine, plus bas :1216.

Certes, cette numérotation est un indicateur un peu frustre. Il ne rend pas compte de la longueur des textes qui est le déterminant le plus important en matière d’inflation normative. Il existe des données plus précises, mais elles ne sont pas à jour de 2024. Il s’agit du tableau de bord de l’activité normative qui est piloté par Légifrance https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/Media/files/autour-de-la-loi/legislatif-et-reglementaire/statistiques-de-la-norme/indicateurs_2024.pdf). Il permet de constater, cette fois ci en comptant les mots et les articles de lois ou de décrets, une légère diminution de la production normative, plus marquée en matière réglementaire que législative, au cours des dernières années, mais qui débouche, car les nouvelles normes ne font pas nécessairement disparaître les anciennes sur une augmentation continue du stock de normes. Ainsi, on est passé en 20 ans de 6.4 millions à 14.6 millions de mots dans des textes législatifs en vigueur et de 17.5 millions à 32 millions en ce qui concerne les textes réglementaires.

Tant que ces indicateurs n’auront pas été mis à jour pour l’année 2024 il est difficile de dépasser le stade de la supposition, mais on peut néanmoins supputer que 30% de textes publiés en moins que la moyenne de la décennie antérieure correspond sans doute à un volume significativement inférieur. On peut donc conclure que, oui, la situation politique bloquée a conduit à une forte réduction de l’activité normative. 

Ce constat conduit à poser deux questions. D’abord, est ce que ce ralentissement est une bonne ou une mauvaise chose ? Ensuite, est ce que cette situation va se prolonger ? 

Bonne ou mauvaise chose ? J’aurais tendance à dire que c’est globalement une bonne chose même si cela peut poser ponctuellement des difficultés. C’est une bonne chose car nous autres juristes avons eu l’occasion de le souligner à de nombreuses reprises, le système de droit français contemporain est fondé sur une production excessive de normes. Est-ce l’effet d’une croyance dans le fait qu’édicter une norme est un moyen de résoudre un problème ou une sorte d’effet de système, je ne saurais le dire mais le constat est là : malgré les objurgations à produire moins de textes aucune évolution sérieuse ne s’est produite au cours des dernières années. Le Conseil d’État, par exemple, depuis les années 1990 multiplie les alertes. La dernière en date est celle de son rapport annuel de 2016 sur la simplification et la qualité du droit dont, justement, la première proposition consistait à mettre en place le tableau de bord de suivi qui se trouve sur Légifrance. 

Le ralentissement actuel produit, involontairement, les mêmes effets que ceux qui seraient résulté des mesures autoritaires de limitation du nombre et du volume de textes que le Conseil d’État avait écartées dans son étude de 2016. Mais, comme en matière de régime amincissant, l’enjeu essentiel est ce qui se passera une fois la cure achevée. Reprendra-t-on le poids perdu ou conservera-t-on cette sveltesse rudement acquise ? Dans le domaine normatif, il y a deux enjeux essentiels pour que cette évolution circonstancielle se transforme en mutation pérenne.

D’abord, à court terme, il ne faut pas que l’on se plonge dans la boîte à outils des expédients juridiques pour retrouver la capacité de produire de la norme. Ainsi, notamment, il ne faudrait que l’on profite des largesses de l’article 37 de la Constitution et de la procédure de délégalisation qu’il institue pour reprendre par la voie réglementaire ce qui ne parvient plus à s’écrire par la voie législative. De la même manière, il ne faudrait pas revenir aux pratiques réprouvées des décrets-lois de la IIIe République finissante en élargissant le champ de lois d’habilitations permettant à l’exécutif de légiférer par voie d’ordonnances.

Ensuite, et à plus long terme, il faut que ces circonstances particulières soient mises à profit dans les administrations, de l’État comme des collectivités locales, pour se poser la question des changements culturels à opérer. Car fondamentalement c’est sans doute ici que se trouve la clé de notre avenir normatif. Et cela peut se résumer en une question, simple dans sa formulation autant que complexe dans la ou les réponses à lui donner : Puisqu’il n’est plus possible de la faire par l’édiction de normes, quels sont les leviers, les outils, dont dispose une collectivité publique pour mener à bien ses tâches d’administration ? Formation des personnels, meilleure écoute et accompagnement des publics, évaluation et réflexion approfondies pour parvenir à des consensus politiques permettant l’adoption d’un nombre plus réduit de normes sont sans doute les pistes les plus prometteuses. Elles étaient d’ailleurs déjà au centre de la réflexion du Conseil d’État en 2016. Le moment actuel donne une opportunité aussi inédite que bienvenue de pouvoir les mettre en œuvre.

Alors oui, vive le blocage législatif et réglementaire ! 

 

Auteur :Frédéric Rolin


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