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[ 25 octobre 2021 ] Imprimer

Itinéraire d’un État gâté

Les relations entre l’Union européenne et la Pologne n’ont rien d’un long fleuve tranquille. Cette situation promet de durer après la décision du Tribunal constitutionnel polonais du 7 octobre 2021 qui n’est qu’une expression supplémentaire de la défiance de cet État face à l’intégration européenne et aux valeurs qu’elle défend.

L’histoire aurait pu, voire dû, être moins conflictuelle, tant l’adhésion de la Pologne a été souhaitée après le Conseil européen de Copenhague en juin 1993, afin de refermer le chapitre de la guerre froide et de l’arrimer durablement aux respects des valeurs démocratiques et à l’État de droit. L’adhésion a même été précipitée au détriment du respect des critères économiques, tant elle symbolisait la réunification de l’Europe. L’Union n’a pas compté son soutien économique, la Pologne étant largement bénéficiaire des fonds structurels. Le mariage était finalement davantage de raison.

Rapidement, la Pologne a marqué des réticences à un approfondissement de l’intégration, s’opposant au traité constitutionnel (2004) et au traité de Lisbonne (2007), ces derniers réduisant son poids politique au sein du Conseil de l’UE et rendant juridiquement contraignante la Charte des droits fondamentaux. La ratification du Traité de Lisbonne fut même remise temporairement en cause. A ce positionnement s’ajoute à une politique ouvertement atlantiste. La Pologne n’a ainsi rien d’un État membre modèle, mais, pourrait-on dire, comme d’autres.

En effet, le Tribunal constitutionnel polonais n’est pas le premier à poser la question de la primauté du droit de l’Union par rapport aux règles constitutionnelles. Ces derniers mois des juridictions, allemande (BVerfG, 5 mai 2020, PSPP, 2 BvR 859/153) et française (CE, ass., 21 avr. 2021, French Data Network, n° 393099), se sont montrées également critiques. Si leurs décisions ont également été commentées et contestées par les institutions européennes et certaines capitales, elles ont su éviter la remise en cause explicite de l’ordre juridique de l’Union et retenir la voie de la conciliation. La Cour constitutionnelle allemande, comme le Conseil d’État français, ont certainement ouvert la voie à des décisions plus radicales telles que celle de la juridiction polonaise. Pour être juste, la décision polonaise vise uniquement les articles 1er et 19 TUE et pas l’ensemble du droit de l’Union, mais elle consacre, par ce biais, un pick and choose du droit de l’Union qui ne peut être accepté, sans remettre en cause le modèle de la construction européenne. Les conditions du divorce avec le Royaume-Uni ont d’ailleurs été définies en écartant toute vente à la découpe, où le marché intérieur constituerait le seul bien de valeur. De plus, elle s’oppose directement aux valeurs européennes découlant de l’article 2 TUE, tournant le dos au socle de l’identité de l’Union et aux conditions obligatoires à toute adhésion.

L’État, longtemps gâté par l’Union, malgré ses prises de position, se retrouve aujourd’hui dans une impasse en raison d’une décision intenable juridiquement et de l’impossibilité pour d’autres États de pouvoir rallier une expression d’abord politique compte tenu des conditions de nomination des juges en Pologne par l’exécutif. L’isolement guette la Pologne. La décision du tribunal constitutionnel polonais résulte d’une saisine du Premier ministre dans le but de préserver les réformes de la majorité au pouvoir sur l’organisation des tribunaux, mettant en cause l’inamovibilité des juges, leur indépendance et leur accès aux juges en cas de sanctions. Ces réformes ont été condamnées au regard du droit de l’Union, mais également au regard de la CEDH par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH 29 juin 2021, Broda et Bojara c/ Pologne, n° 26691/18 et 27367/18). La question de la souveraineté ne se limitait ainsi pas uniquement au droit de l’Union et il est pourtant le seul visé par la juridiction polonaise. L’enjeu est bien de se dresser politiquement contre l’Union et la CJUE.

Sur le fond, la Pologne et les juridictions polonaises ne découvrent pas les valeurs de l’Union et celles-ci n’ont pas vu leur portée modifiée ces dernières années. Ainsi l’exigence de l’accès au juge et l’application du principe d’impartialité ont été affirmées antérieurement à l’adhésion de la Pologne. Sur l’accès au juge, l’arrêt Johnston date de 1986 et la jurisprudence sur la notion de juridiction pour le renvoi préjudiciel (TFUE, art. 267) implique la vérification des critères d’indépendance et d’impartialité. Le contenu des articles 2 et 19 TUE ne date pas du traité de Lisbonne et la Pologne en ratifiant ce traité en a accepté la portée. L’adhésion implique le partage de ces principes et les valeurs de la démocratie et l’État de droit, mais également l’obligation de les appliquer. La Pologne piétine ici ses propres engagements.

La Pologne en outre s’isole, car le chemin conduit inexorablement à ce que la prochaine cible soit le marché intérieur, si cette solution n’est pas contestée. Or le marché intérieur, au-delà des politiques sectorielles de l’Union, est la garantie d’un développement économique pour le continent européen. Son importance s’est renforcée au regard de la situation chaotique dans laquelle se trouve le Royaume-Uni depuis le Brexit, même s’il n’explique pas toutes les difficultés. Parallèlement, les enjeux autour des fonds européens et du plan de relance excluent une approche plus conciliatrice des États d’Europe centrale et orientale pour limiter la crise, laissant la Pologne face à elle-même.

Parallèlement, la décision du tribunal rend impossible toute conciliation entre les deux ordres juridiques par les formulations et la solution retenue, allant ainsi au-delà des désormais classiques avertissements émis par d’autres juridictions nationales, sur la protection des identités constitutionnelles ou sur les conditions dans lesquelles les transferts de compétences à l’Union interviennent au regard des règles démocratiques.

La chausse-trape, à laquelle la Pologne doit faire face, est davantage liée à la brutalité de la décision sur la primauté en lien avec la protection des valeurs européennes, le rôle du juge et sa dimension politique que sur les légitimes interrogations de la conciliation d’aspirations nationales. Quelle que soit l’issue, elle aura un air de défaite, l’un de deux ordres étant amené à plier. Cette crise renvoie également à la question des sanctions face à un État qui rejette frontalement les valeurs inhérentes à l’intégration européenne, tout en souhaitant conserver le bénéfice économique. Derrière les sanctions, il s’agit de dissuader tout autant les velléités.

 

Auteur :Vincent Bouhier


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