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Le billet

[ 16 mars 2020 ] Imprimer

« J'accuse... devant un tribunal »

Que de polémiques, délires et crispations ! La sortie du film « J’accuse » du réalisateur Roman Polanski en novembre 2019, et la remise des Césars en février dernier ont été le théâtre de multiples outrances. 

Certes, il est indispensable de faire progresser la lutte contre les violences faites aux femmes et de poursuivre sans relâche l’évolution enfin engagée vers l’égalité réelle entre les hommes et les femmes. Mais les moyens ici déployés sont-ils les bons ? L’hystérie de certaines associations ou individus, notamment sur les réseaux sociaux, posent aux juristes de redoutables questions. 

Que faire face à l’évolution d’une société qui réclame désormais justice à travers le lynchage public ? Où allons-nous lorsque des individus tentent, au nom de la liberté, d’empêcher des spectateurs de voir un film qui n’a pas été interdit ? Ne faut-il pas s’inquiéter de ces tentatives de remplacement des garanties juridictionnelles - pourtant si rudement acquises - par le tribunal de l’opinion publique ? Ces questions se posent avec d’autant plus d’acuité que nous venons de célébrer cette année les 230 ans de la Déclaration des droits de l’homme qui rappelle les vertus de la séparation des pouvoirs, la lutte contre l’arbitraire et les principes fondateurs de l’État de droit. Nous voici enfermés dans un double piège : - défendre les principes du respect du droit, et être accusés de soutenir, sinon un « violeur », au moins le viol ; - être féministe et ne pouvoir être reconnu comme tel quand on ne s’associe pas aux nouveaux censeurs. 

Tout ceci est d’autant plus dommage pour nous juristes que nous nous sommes privés de débats sur le fond du film : l’affaire Dreyfus. En effet, celle-ci est peu traitée dans les manuels d’histoire constitutionnelle, d’histoire des institutions ou de droit des libertés fondamentales. A peine quelques lignes dans la plupart de ces ouvrages. D’autant plus dommage que les questions posées par cette affaire sont passionnantes pour des étudiants en droit : comment une erreur judiciaire devient-elle une affaire d’État ? Comment s’opposer à la raison d’État pour défendre la justice de tout individu ? En quoi les institutions de la IIIème République portent-elles en leur sein même les conditions de la survenance d’une telle affaire (Bertrand Joly, La dimension politique de l’affaire Dreyfus, Fayard, 2014) ? Que dire du fonctionnement de la Justice et surtout de l’Armée, ces deux institutions qui connaitront par la suite de profondes réformes, qu’il s’agisse de l’indépendance des magistrats ou de la fin de la compétence de tribunaux militaires en temps de paix ? 

Dommage encore car le film « J’accuse », inspiré du roman de Robert Harris, apporte un nouveau point de vue sur le traitement de l’affaire Dreyfus. Généralement, celle-ci est étudiée au collège ou au lycée à travers le rôle majeur joué par Zola, Clémenceau et les intellectuels de l’époque.  Cette fois-ci, c’est sous l’angle de Picquart que se sont placés le romancier et le réalisateur. Picquart, ce lieutenant-colonel pétri des préjugés antisémites de son époque sauve Dreyfus avant tout pour préserver l’honneur de l’armée (voir en ce sens Philippe Oriol, Le faux ami du Capitaine Dreyfus, Grasset, 2019). Et c’est cette ambiguïté du colonel Picquart qui est passionnante. D’abord parce qu’elle rappelle combien les hommes sont souvent complexes, et ensuite parce que cette ambiguïté est elle-même à l’image de la IIIème République : une république marquée par les paradoxes, par les compromis, les zones d’ombres, mais aussi par la force et la consécration des grandes libertés qui façonnent encore notre système démocratique. 

Objet d’histoire, l’affaire Dreyfus revêt une grande modernité, en particulier à l’heure de la défiance vis-à-vis des institutions publiques, des fake news et de la forte augmentation des actes antisémites. Tous ces remous autour de cette affaire Polanski sont sans doute aussi un marqueur de la fragilisation actuelle de nos institutions. C’est sur cette fragilisation actuelle que nous avons, juristes et politistes, de quoi méditer et débattre avec nos étudiants, dans la tempérance. 

Pour aller plus loin :

■ Georges Picquart, la biographie ; un héros méconnu de l'affaire Dreyfus, Christian Vigouroux, Dalloz 30 oct. 2019

 

Auteur :Nathalie Wolff, Maître de conférences droit public, UVSQ-Paris-Saclay


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