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L’« affaire » Sausage party : a case or a cause ?
Sommes-nous en train de vivre le retour en force d’un nouvel ordre moral venant fragiliser les fondements de la liberté d’expression ? La question peut être posée à suivre la polémique suscitée par le film d’animation Sausage party (la vie privée des aliments) qui a été ces dernières semaines la cible de nombreuses contestations et constitue une parfaite illustration de la tendance qui se dessine. Le plus dérangeant n’est pas tant l’affaire Sausage party qui aurait pu constituer un simple cas d’espèce et se limite à une question de classification par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), mais la récupération qui en est faite, traduisant probablement un mouvement plus important, une cause : le « retour d’un certain ordre moral ».
Un cas – Le synopsis de ce film d’animation réalisé par Conrad Vernon et Greg Tiernan et produit par les studios Sony est assez simple. En toile de fond, des aliments humanisés qui se trouvent dans un supermarché et croient que les clients sont des dieux. Les aliments pensent que ces dieux, en les choisissant, les emmènent dans un monde paradisiaque. Ils découvrent assez vite qu’ils ne sont que des aliments dont la seule destinée est d’être consommée. Dans ce contexte, le film met en scène, de manière parodique, différents aliments, au centre desquels deux saucisses Franck et Barry, qui tentent de comprendre le sens de leur vie. L’ensemble, et là est la source de la polémique, est rythmé par des actes et des dialogues articulés autour du sexe. Il est alors question des ébats amoureux de fayots, radis, champignons, saucisses, pains au lait, crackers, tacos, bagels, et autres crêpes… Avec un méchant, car il en faut un : un flacon de gel douche vaginal. Pour ceux qui ne l’auraient pas encore compris : c’est une satire de la société de consommation dont les scènes sont susceptibles de plusieurs interprétations. Cela va sans dire, mais c’est mieux en le disant !
Peu importe qu’on juge les scènes trop crues ou les dialogues trop vulgaires, le film ne s’adresse pas aux jeunes enfants puisqu’il est réservé aux plus de 12 ans et tout est fait sur le ton de l’humour. Que cet humour soit jugé graveleux, facile, peu imaginatif, lourd, déplacé, excessif, c’est le propre de l’humour satirique par essence provocateur. La ministre de la culture a, à bon escient, interdit ce film aux moins de 12 ans. Insuffisant, selon plusieurs associations (associations Juristes pour l’enfance, Promouvoir et Action pour la dignité) qui ont saisi le tribunal administratif de Paris. Elles ont réclamé l’interdiction de Sausage Party aux moins de 16 ans et un avertissement préalable à la diffusion du film. Madame Weidenfeld, juge des référés au tribunal administratif de Paris les a, par une ordonnance du 14 décembre 2016, déboutées de leurs demandes. De « dimension humoristique », « le film ne diffusait pas un message à caractère violent et (…) les scènes à caractère sexuel ne visaient pas à corrompre les mineurs ». Le tribunal a considéré que « Les regards émoustillés d'un taco vers les rondeurs d'une brioche "ne présentent pas le caractère de scène de sexe" ». Il a également jugé que « L'aspiration par une poire à lavement du contenu d'une brique de jus de fruits ne peut être interprétée comme évoquant une agression à caractère sexuel que par des spectateurs en capacité de se distancier par rapport à ce qui leur est donné à voir ». Le tribunal a ajouté que « si, au cours de la dernière séquence du film, durant trois minutes, des aliments et autres produits de consommation, dont aucun ne figure au demeurant un mineur, simulent explicitement diverses pratiques sexuelles, cette scène se déroule dans un univers imaginaire, d'ailleurs expressément présenté comme une illusion, et ne peut être interprétée comme incitant le spectateur mineur à en reproduire le contenu ». Dans le même esprit, il a souligné que « si une séquence, furtive, mime les relations sexuelles entre une boîte de gruau et une boîte de crackers, elle ne paraît pas, en l’état de l’instruction, figurer un viol à caractère raciste ». Et un dernier pour la route : « les images stylisées de produits en lien avec l'intimité corporelle, tels des tampons hygiéniques ou des préservatifs, ou les regards et mouvements de tendresse d'un taco envers un pain à hot-dog ne présentent pas le caractère de scène de sexe ». Qui a dit que les juristes n’avaient pas d’humour ?
Il faut approuver cette ordonnance pleine de bon sens, du moins au regard des arguments très discutables soulevés par les requérants. On peut cependant admettre que certains parents ne partagent pas le classement opéré par le ministère. Chacun éduque ses enfants selon les valeurs qu’ils jugent fondamentales, ce qu’il convient de respecter. Mais derrière cette affaire de classement, c’est un autre discours qui domine ; et là est l’essentiel de notre propos. On ne peut s’empêcher de voir derrière cette contestation du classement, auquel on peut effectivement ne pas adhérer, le signe d’un discours conservateur qui tente de faire valoir le retour à un « certain ordre moral » à l’égard duquel il faut se montrer vigilant.
Une cause – « Couvrez (ce pain) que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées ; Et cela fait venir de coupables pensées » (inspiré de Tartuffe) ! En exigeant l’interdiction de la diffusion de ce film aux moins de 16 ans, les requérants se situent dans une tendance plus générale et dangereuse pour la liberté d’expression. Le genre auquel appartient Sausage Party n’est pas nouveau. On connaît les excès de South Park ou d’American Dad. Cette réaction virulente contre le film d’animation s’intègre dans un mouvement plus global faisant un appel plus fréquent à la censure. Ainsi et dans le même esprit, c’est la vie d’Adèle, chef d’œuvre d’Abdellatif Kechiche, Palme d’or à Cannes, qui a subi les foudres de cette censure puisque le visa d’exploitation avait été annulé par une décision du 8 décembre 2015 (n° 14PA04253) de la cour d’administrative d’appel de Paris à la demande de l’association Promouvoir (encore elle !), décision depuis censurée par le Conseil d’État le 28 septembre 2016 (n° 395535) qui a renvoyé l’affaire. Censure morale ou religieuse, peu importe là n’est pas le propos, mais on connaît la chanson : Et Dieu… créa la femme, Orange mécanique, L’empire des sens, La dernière tentation du Christ, Love, Saw 3D, Nymphomaniac, Made in France… tant d’exemples censurés par une interdiction, par une correction ou par une diffusion limitée, parfois justifiée, souvent discutable. Alors demain, à qui le tour ? A quand l’interdiction de chansons jugées trop provocantes telles que I kissed a girl… de K. Perry, le je vais et je viens… du célèbre Je t’aime moi non plus de Serge Gainsbourg, I touch Myself de Divinyls, ou le Dirrty de Chr. Aguilera ?
Sausage party est un film d’animation dont on peut discuter du classement par le CNC. Mais il reste une parodie, une satire de la société de consommation, symboles de la liberté d’expression, à l’égard desquelles il convient d’être vigilant. Pour débuter l’année 2017, prenons de bonnes résolutions et souhaitons que persiste cet art subversif, fantaisiste et déjanté, qui peut déplaire, mais qui peut aussi faire rire et réfléchir !
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