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[ 13 octobre 2014 ] Imprimer

La CEDH en question

La Cour européenne des droits de l’homme est sous le feu des critiques. David Cameron, Premier ministre du Royaume-Uni, envisage d’abroger l’Human rights act de 1998 qui prescrit aux tribunaux anglais de prendre en compte les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme et d’interpréter, autant qu’il est possible (« So far as it is possible to do so »), les règles anglaises de sorte qu’elles soient compatibles avec les droits européens des droits de l’homme.

David Cameron reproche, en particulier, à la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, CEDH) d’avoir sanctionné la Grande Bretagne, qui refuse de donner le droit de vote à ses prisonniers. Pourtant, la portée de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après, Conv. EDH) est bien moins grande en Angleterre qu’en France. En effet, les juges anglais ne peuvent pas écarter l’application d’une loi au motif qu’elle ne serait pas compatible avec la Conv. EDH ; ils ne peuvent faire qu’une déclaration d’incompatibilité, le but étant de préserver la « souveraineté » du Parlement anglais.

La France, quant à elle, ne s’est montrée que plus tardivement sensible aux charmes de la Conv. EDH. Cette convention n’a, en effet, été ratifiée qu’en 1974, soit 24 ans après sa signature, et le recours individuel, qui permet aux citoyens ayant épuisé les recours juridictionnels en France, de saisir la CEDH n’existe que depuis 1981.

Il n’en reste pas moins qu’en droit français, la hiérarchie des normes, qui place la Conv. EDH au-dessus de la loi, permet à un juge français, quel qu’il soit, de refuser d’appliquer une loi interne au motif qu’elle serait contraire à l’interprétation qu’il fait de la Conv. EDH (Ch. mixte 24 mai 1975, arrêt dit « Jacques Vabre »rendu à propos du traité de Rome).

Toutefois, ce n’est pas tant l’interprétation des juges internes qui fait débat en France, ceux-ci se montrant plutôt prudents dans le maniement de la Conv. EDH, que celle des juges européens eux-mêmes (v. en dernier lieu CEDH 26 juin 2014, Mennesson c/ France).

L’audace dont fait preuve la CEDH, dans l’interprétation de la Convention, est ancienne. Pour la CEDH, l’interprétation de la Convention n’est, en effet, pas figée, mais doit au contraire tenir compte des évolutions sociales au sein des différents pays membres du Conseil de l’Europe. Selon l’expression consacrée, la Conv. EDH est un « instrument vivant à interpréter (…) à la lumière des conditions de vie actuelles » (CEDH 25 avr. 1978, Tyrer c/ Royaume-Uni)…

Il faut donc être un grand spécialiste du droit européen des droits de l’homme, voire être doté de pouvoirs de précognition, pour savoir ce que les juges européens feront dire à la Convention dans quelques années.

En somme, les détracteurs de la CEDH reprochent aux juges européens, sans doute à raison, de constamment réécrire les textes. Quant à savoir si cette réécriture constitue une fuite en avant ou, au contraire, une marche vers le progrès, chacun se forgera sa propre opinion.

Surtout, la méthode appliquée par la CEDH pour parvenir à sa décision est singulière, et pose question. Les juges européens, après avoir constaté l’existence d’une ingérence d’un État dans le droit à la vie privée ou familiale d’un requérant (Conv. EDH, art. 8), doivent se demander si cette violation est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime, et si elle est nécessaire dans une société démocratique.

Or, dans la majorité des cas, le débat se focalise sur ce dernier point. Force est alors de constater que les juges européens sont totalement maîtres de cette question. Ils définissent, sans ligne directrice claire, quelle est la marge de manœuvre des États, et forge les contours de ce qu’ils estiment être nécessaire dans une société démocratique.

Mais, à bien y regarder, on peut se demander, avec d’autres, si la liberté que s’est octroyée la Cour européenne, aussi bien vis-à-vis du texte de la Convention, que dans la méthode permettant d’apprécier l’attitude des États, n’aboutit pas à nier le concept même de démocratie…

L’ambition initiale, c'est-à-dire qu’une cour soit garante du respect, par les États, des droits fondamentaux de ses citoyens, a été dépassée, voire dévoyée. L’édifice gigantesque qui a été bâti, par interprétation et surinterprétation de la Convention, menace aujourd’hui de s’effondrer. Il est sapé par la désaffection des peuples qui ne comprennent pas comment une cour, composée de 47 juges nommés, puisse, à ce point, dicter leur vie, et se substituer aux Parlements nationaux.

Il serait dramatique que les États membres du Conseil de l’Europe se désengagent, les uns après les autres, de la Convention, la nécessité d’un garde-fou n’ayant pas disparu.

Les juges européens devraient donc faire preuve d’un peu plus de modestie, et cesser de considérer que ce qu’ils doivent protéger, les droits de l’Homme, les rendent, en tout domaine, les seuls et les meilleurs juges de l’intérêt des peuples.

Références

■ Ch. mixte 24 mai 1975, Jacques Vabre, n°73-13.556.

 CEDH 26 juin 2014, Mennesson c/ France, Req. n° 65192/11.

■ CEDH 25 avr. 1978, Tyrer c/ Royaume-Uni, Req. n° 5856/72.

 Article 8 Convention européenne des droits de l’homme- Droit au respect de la vie privée et familiale

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

 

Auteur :Mathias Latina


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