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Le billet
La condition du travail des détenus en prison : entre questions juridiques et stratégies des acteurs
Il y a quelques jours, je présidais une table ronde lors d'un colloque organisé par l'Observatoire international des prisons (OIP), et consacré à la défense en justice des personnes détenues.
J'avais à ma gauche un conseiller d'État, dont les compétences juridiques sont les plus éminentes qui soient. Et un peu plus loin à ma droite (car comme toutes les tables rondes de colloques celle-ci était évidemment rectangulaire !) un intervenant tout aussi remarquable, chargé d'analyser les conditions de contestation juridique des conditions de travail des détenus en prison. Cet intervenant souligna dans sa communication que le Conseil des prud'hommes de Metz avait, le 21 décembre 2012, rendu une décision transmettant à la Cour de cassation une question prioritaire de constitutionnalité relative aux droits du détenu qui travaille pour une entreprise privée au cours de son incarcération. Étaient notamment en cause ici l'absence de contrat de travail, la rémunération insuffisante et l'absence de droits sociaux et à la retraite.
L'intervenant soulignait, et la presse s'en est d’ailleurs fait l’écho, les enjeux importants de cette question si d'aventure le statut actuel était remis en cause.
À l’énoncé de cette information, mon voisin conseiller d’État, me chuchota : « mais, ce n'est pas possible, la juridiction judiciaire est incompétente pour connaître du statut du travail des détenus qui n'est pas une relation contractuelle de travail du droit commun ». Il avait évidemment raison et était particulièrement bien placé pour le savoir puisqu'il avait conclu en ce sens dans une affaire qui donna lieu à un important arrêt d'Assemblée du Conseil d État du 14 décembre 2007, M. Franck A.
Il avait raison, sur le fond du droit, mais il n'avait pas pris en compte, dans cette réaction spontanée, le fait que la décision du Conseil des prud'hommes de Metz relevait sans doute plus d'une stratégie d’acteurs de la justice que du fond du droit : en transmettant cette QPC à la Cour de cassation, la juridiction du fond soulève le débat, quelle qu'en soit l'issue finale, et porte dans l'espace public des questions que d'autres juges, y compris ceux qui sont compétents, n'ont pas résolues.
Et cette stratégie d'acteurs a fort bien fonctionné.
D'abord, parce que la décision du Conseil des prud'hommes a été abondamment relayée dans la presse.
Ensuite, parce qu'un autre Conseil de prud'hommes, celui de Paris, lui a emboîté le pas dans une toute récente décision.
Enfin, parce que le Défenseur des droits, Dominique Baudis, s'est fait l'écho de cette décision, a trouvé la QPC justifiée et a demandé à la Cour de cassation de la transmettre au Conseil constitutionnel.
Reste maintenant à déterminer quelle sera la position de la Cour de cassation, ce qui nous ramène à des questions strictement juridiques : transmettra-t-elle, ou ne transmettre-t-elle pas, la question prioritaire de constitutionnalité ?
Le Conseil d'État a jugé, dans une ordonnance non publiée, que l'incompétence de la juridiction primait la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité (CE, ord., 17 mars 2010). La cour d'appel de Paris en a fait de même dans une toute récente décision (Paris, pôle 2 – ch. 1, 21 nov. 2012), avec une motivation qui semble toutefois réserver l'hypothèse où il y aurait une liaison entre le prononcé de l'incompétence et la question prioritaire de constitutionnalité.
Mais la Cour de cassation, quant à elle, n'a pas pris parti sur cette question.
Revoilà alors notre stratégie d’acteurs : la prise de position de Défenseur des droits, la médiatisation des décisions du fond, l'autonomie bien connue de la Cour de cassation par rapport au Conseil d’État dans l’appréciation de la nécessité de transmettre les QPC dont elle est saisie, tout cela crée un contexte favorable à cette transmission.
Sans doute la Cour de cassation ne se laisse pas influence par une, voire plusieurs, coupure de presse ; mais néanmoins, si la QPC est bien rédigée, si la liaison entre cette QPC et le principe même de l'incompétence des juridictions judiciaires en cette matière est démontrée (par ex. en montrant que c'est de l'absence de contrat de travail que naît l'atteinte au droit des détenus en même temps que l'incompétence juridictionnelle), alors ces décisions et prises de position seront de toute évidence prises en considération.
On ne peut pas déduire le sens de la décision de la Cour, mais on peut toutefois souligner que cette stratégie d’influence aura fort habilement été menée et montrer, ainsi, que dans une action en justice de cette nature la stratégie des acteurs joue un rôle très important, parfois même aussi important que le débat sur le bien fondé juridique de leur argumentation.
C'est d'ailleurs, au cours de la même table ronde, du même colloque une des idées que développait Danièle Lochak, dans la contribution qu'elle prononçait. Toute rectangulaire qu'ait été cette table ronde, la boucle était ainsi bouclée.
Références
■ CE, Ass., 14 déc. 2007, M. Franck A., n°290420, AJDA 2008. 128, note Boucher et Bourgeois-Machureau ; D. 2008. 820, note Herzog-Evans.
■ CE, ord. 17 mars 2010 no 335657, inédite au Recueil Lebon et non publiée.
■ Paris, pôle 2 – ch. 1, 21 nov. 2012 n°12/01500.
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