Actualité > Le billet

Le billet

[ 29 janvier 2024 ] Imprimer

« La Constitution n’est pas un catalogue de droit sociaux et sociétaux »…

Telle est la principale justification donnée par le président du Sénat, Gérard Larcher, pour justifier son opposition à l’inscription dans notre loi fondamentale de la protection de l’interruption volontaire de grossesse. Décidément, notre boussole constitutionnelle est bien mal en point…

Je recevais hier un mail de mon éditrice préférée, me signalant que mon tour était venu de publier un billet pour Dalloz étudiant. Et je m’apprêtais à vous faire part de quelques méditations de droit administratif puisque telle est en principe ma spécialité dans ces colonnes. Plus précisément, je voulais vous parler, chers lecteurs, de « l’acceptabilité » des décisions publiques et du lien complexe que cette notion pouvait entretenir avec celle de légalité. Mais, ce matin, ouvrant mon journal numérique, je lis dans les gros titres la formule « La Constitution n’est pas un catalogue de droit sociaux et sociétaux », extraite d’une interview du président du Sénat expliquant les raisons pour lesquelles il n’était pas favorable à l’inscription de l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution, quelques jours avant l’examen du projet de révision constitutionnelle par les deux assemblées.

Et là je dois dire que les bras m’en sont tombés. Parti d’un texte sur l’acceptabilité, je m’en vais vous en livrer un sur « l’inacceptabilité ». Parce que oui, je considère que dire de la Constitution qu’elle n’est pas un « catalogue » de droits « sociaux ou sociétaux » est profondément inacceptable.

Qu’est-ce qu’une Constitution ? Chers lecteurs de première année arrivés au terme du 1er semestre, et lecteurs non moins chers inscrits dans des années supérieures, on vous l’a appris : c’est à la fois le texte organisant le fonctionnement des pouvoirs publics, mais c’est aussi le socle de notre système de droits et libertés. Donc oui, la Constitution est bien un « catalogue » de droits. Et si l’on n’aime pas ces « catalogues », alors il faut jeter à la corbeille la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, puisqu’il n’y a pas plus catalogue que ce texte.

Mais, le venin de la formule n’est pas principalement dans le mot « catalogue » mais dans les deux adjectifs qualificatifs qui suivent « sociaux et sociétaux ». La Constitution ne serait pas un « catalogue de droit sociaux » ? Tiens donc. Mais alors qu’est-ce que le préambule de la Constitution de 1946 qui fait, je ne vous l’apprends pas, partie de notre bloc de constitutionnalité, sinon un catalogue de cette nature : le droit à l’emploi, à l’action syndicale, à la grève, la protection de la santé, de la famille, de l’accès à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture, et même ce célèbre droit « au repos et aux loisirs » qui émoustille tant les étudiants qu’ils cherchent à l’invoquer contre les trop lourds programmes de révision ou les travaux dirigés du samedi.

Donc, oui la Constitution est bien un catalogue de droit sociaux. Et dire le contraire c’est tout simplement nier l’apport à notre système de droits et libertés du préambule de 1946. Et on voit bien le petit « droits sociétaux » jeté à la fin de la formule comme le coup de pied de l’âne. « Sociétaux » cela connote notamment des enjeux plus récents, plus clivants, qui touchent à la sphère privée : le mariage pour tous, les questions de genre etc. Cet amalgame du « social » et du « sociétal » traduit donc une logique de minoration des droits sociaux.

Bien plus encore, contester l’inscription d’un nouveau droit, au motif que la Constitution ne serait pas un « catalogue », c’est plus fondamentalement nier que la Constitution est une norme évolutive, qu’elle a vocation à accueillir en son sein des garanties nouvelles à mesure de l’évolution de la société et des enjeux qui la traversent. « Constitutionnaliser » un droit ou une liberté est justement une opération de capitalisation de ces évolutions. C’est le sens même de ces fameux « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », qui conduisent à déduire de la continuité législative, la valeur constitutionnelle d’un droit ou d’une liberté justement parce que cette continuité marque un accord fondamental et permanent de la société. Cela, d’ailleurs remet en cause une autre des justifications données par le président du Sénat : inscrire l’IVG dans la Constitution ne serait pas utile « parce qu’elle n’est pas menacée ». Mais c’est justement parce qu’elle n’est pas menacée, parce que depuis désormais pratiquement 50 ans elle a été avec constance protégée et garantie dans notre droit législatif que son accès au statut constitutionnel est pleinement justifié.

Et je ne résiste pas à terminer par le plus savoureux de l’affaire : ce n’est même pas un « droit » à l’interruption volontaire de grossesse qu’il est envisagé d’inscrire dans la Constitution parce que, sous la pression du Sénat, déjà, le texte a été édulcoré pour faire du « droit » une « liberté »

 

Auteur :Frédéric Rolin


  • Rédaction

    Directeur de la publication-Président : Ketty de Falco

    Directrice des éditions : 
    Caroline Sordet
    N° CPPAP : 0122 W 91226

    Rédacteur en chef :
    Maëlle Harscouët de Keravel

    Rédacteur en chef adjoint :
    Elisabeth Autier

    Chefs de rubriques :

    Le Billet : 
    Elisabeth Autier

    Droit privé : 
    Sabrina Lavric, Maëlle Harscouët de Keravel, Merryl Hervieu, Caroline Lacroix, Chantal Mathieu

    Droit public :
    Christelle de Gaudemont

    Focus sur ... : 
    Marina Brillié-Champaux

    Le Saviez-vous  :
    Sylvia Fernandes

    Illustrations : utilisation de la banque d'images Getty images.

    Nous écrire :
    actu-etudiant@dalloz.fr