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Le billet
La Cour de cassation ou l’économie de mots
Les étudiants qui lisent ce site n’ignorent pas la spécificité des arrêts de la Cour de cassation. À la différence de ses homologues européennes (CEDH, CJUE), notre Haute juridiction judiciaire se démarque par la brièveté de ses décisions, et donc de leur motivation. Les problèmes juridiques les plus ardus sont souvent résolus en quelques lignes dans l’attendu final de l’arrêt. Il en résulte parfois un certain sentiment de frustration chez le lecteur, ce qui n’est somme toute pas très grave, et des incertitudes sur le sens ou la portée de la solution, ce qui l’est beaucoup plus.
Certes, il se trouvera toujours des auteurs ou magistrats qui, a posteriori, donneront la leçon aux imprudents (impudents ?) ayant avancé une « mauvaise interprétation », comprendre une interprétation à laquelle les magistrats n’avaient pas songé en rédigeant leur décision. De là à penser que les communiqués qui accompagnent les arrêts importants, ou que les chroniques rédigées ici et là dans des revues juridiques par les magistrats qui ont eux-mêmes rendu la décision ont pour objectif de maîtriser la destinée des arrêts rendus, il n’y a qu’un pas qui peut être franchi allègrement. Car, pour comprendre une décision, il faut être versé dans « l’art » de la technique de cassation… Sans ce « sésame », point d’entrée au saint des saints. C’est là sans doute un véritable problème. Si la jurisprudence est une source du droit, et dans certaines branches, tels le droit des contrats ou de la responsabilité, il est difficile de le contester, elle doit alors se plier aux exigences d’accessibilité et d’intelligibilité. Or, s’il serait outrancier de comparer la Cour de cassation à la Pythie de Delphe, force est de constater que, parfois, les décisions rendues sont difficiles à saisir.
Au premier abord, l’arrêt rendu le 25 septembre dernier par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans l’affaire « Erika » semble ainsi se démarquer de cette tradition séculaire de retenue… Certes, la chambre criminelle est en général un peu plus prolixe que les chambres civiles, commerciales et sociales. Toutefois, l’arrêt « Erika » est long de 319 pages ! Diable, 319 pages ! L’enjeu particulièrement important de la décision, et la volonté de passer outre l’avis de l’avocat général, qui s’était prononcé pour une cassation sans renvoi, auraient-ils poussé la Cour de cassation à sortir de sa traditionnelle réserve pour motiver sa décision avec une certaine exhaustivité ? Non, pas vraiment. La motivation de la Cour de cassation tient en effet sur quelques 500 des 11 000 lignes de l’arrêt ! La décision est donc essentiellement composée par les critiques des demandeurs à la cassation, forts nombreux, et par la reprise des passages attaqués de la motivation de la Cour d’appel de Paris. Le signataire de ces lignes ne cherchera pas, dans ce trop bref billet, insuffisamment motivé d’ailleurs, à entrer dans l’explication des arguments juridiques avancés par les demandeurs à la cassation et de la solution des Hauts magistrats. De plus compétents s’y attelleront. Je me contenterai donc de rester dans mes habits de « petit boutiquier » en m’arrêtant quelques instants sur le point névralgique de l’arrêt : la loi française était-elle compétente pour infliger des sanctions alors que l’Erika avait sombré dans la « zone économique exclusive », c'est-à-dire au-delà de la « mer territoriale ».
Sur ce point, l’avocat général avait conclu à la violation du droit par la Cour d’appel et s’était prononcé pour une cassation sans renvoi. Le signal envoyé aux pollueurs des mers aurait été assurément désastreux et la préservation de l’environnement aurait clairement pâti d’une décision en ce sens. L’arrêt de la Cour de cassation a donc été salué, légitimement, par des « vivas » dans la sphère écolo-médiatique. Mais qu’en est-il de la motivation de la Cour de cassation ? L’exposé des moyens des demandeurs à la cassation portait sur 89 pages, au cours desquelles il est vrai la motivation de la Cour d’appel était reprise de nombreuses fois, et comprenait 26 branches. La Cour de cassation y répond en un peu plus d’une page composée de 4 paragraphes. Dans le premier paragraphe, la Cour de cassation synthétise les 26 branches de critiques. Certains y verront un admirable esprit de synthèse, tandis que d’autres pourront peut-être regretter une dénaturation des critiques figurant dans leur mémoire ampliatif. Ces derniers n’auront toutefois aucun recours. Dans le deuxième paragraphe, la Haute juridiction sélectionne les passages de la motivation de la Cour d’appel par lesquels celle-ci aurait déjà répondu aux critiques du pourvoi. Enfin, dans les deux derniers paragraphes composant l’attendu final, et totalisant 13 lignes, la Cour de cassation soutient la Cour d’appel. Il aura donc fallu 13 lignes à la Cour de cassation pour balayer les critiques du pourvoi, qui avaient pourtant reçu le soutien de l’avocat général.
Formellement, c’est extrêmement court. Que n’aurait-on entendu si, en 13 lignes, la Cour de cassation avait suivi l’avis de l’avocat général en prononçant la cassation sans renvoi de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris ?
Au fond, il reste aux spécialistes de la matière, ou plutôt de cette affaire, tant celle-ci est complexe, à nous dire si la motivation est satisfaisante en droit. Ces spécialistes devront pour cela faire apparaître les ressorts du raisonnement de la Cour de cassation en développant les 13 lignes de l’attendu final.
Qui a dit que la doctrine ne servait à rien ? !
Référence
■ Crim. 25 sept. 2012, n°10-82.938.
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