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La cyberdémocratie : un nouveau monde virtuel ou illusoire ?
Devant les signes constants d’un « déclin de la démocratie », marque d’un désenchantement généralisé, le monde virtuel et numérique est de plus en plus souvent présenté comme la matrice d’un renouveau du jeu démocratique, au service d’une société informationnelle et communicationnelle. La place occupée par Internet lors de la Révolution tunisienne, la divulgation de secrets défense par certains hackers (par exemple les révélations d’Edward Snowden), la menace cyberterroriste, l’exercice parfois sans limites de la liberté d’expression, la place privilégiée des nouvelles technologies dans le répertoire d’action des groupes d’intérêts, amènent à repenser l’avenir de la démocratie. Est-ce une crise ou simplement la naissance d’un nouveau monde comme le suggère Michel Serres ? Émerge en tout état de cause le concept de cyberdémocratie à l’égard duquel une question fondamentale se pose : est-il le signe d’un nouveau monde virtuel, étendant les frontières et la qualité du jeu démocratique, ou n’est-ce qu’un faux-nez, symbole d’un monde vivant dans l’illusion et la rhétorique trompeuse ?
Le développement de la cyberdémocratie est une nécessité et une réalité.
Nécessité car le monde virtuel de l’Internet constitue un vecteur permettant de donner un nouveau souffle à une démocratie élective en perte de légitimité. L’antienne est célèbre : l’élection ne suffit plus à légitimer le pouvoir des gouvernants. Cette démocratie se veut également participative. Elle l’est d’autant plus dans des domaines sensibles où l’intérêt général n’est pas distinct des intérêts particuliers mais le résultat d’un certain arbitrage entre intérêts publics et privés. Le domaine de la santé publique et celui de l’environnement en sont des illustrations topiques. La démocratie doit ensuite être plus proche des citoyens, une démocratie de proximité aime-t-on affirmer ; une démocratie directe pour les plus utopistes. Cette proximité oblige à repenser les fondements et les contours du Contrat social. Se substitue désormais un principe de négociation permanente, un contrat en perpétuelle révision. Enfin, une nouvelle forme de démocratie naît, s’accaparant parfois le pouvoir au détriment des citoyens. Il s’agit d’une « démocratie technique » symbole d’une dictature des experts faisant naître une technocratie qui se transforme pour certains en « technofolie » voire en « technophobie ». Des domaines aussi techniques que les finances, l’économie, la santé publique et l’environnement étaient des terrains privilégiés. Ce qu’on observe aujourd’hui est une banalisation de cette dictature des experts qui accompagne à dire vrai une dictature des nombres et de la quantification. La réglementation technocratique et chiffrée gagne les sphères les plus inattendues : le droit du travail est réformé au fondement de statistiques et de quantifications complexes (du moins en apparence donc réservées aux initiés). Plus étranges encore, les professions réglementées seront dans un avenir proche administrées par une autorité de la concurrence qui, au moyen de standards juridiques plus étranges les uns que les autres, entend fixer les « rémunérations raisonnables » des uns et déterminer les « zones d’installation » des autres (avocats aux conseils ; notaires…).
C’est dans ce contexte de crise de la démocratie que s’inscrit ce nouveau support. La cyberdémocratie ne serait pas une nouvelle forme de démocratie mais une nouvelle manière de la mettre en œuvre dans un contexte de globalisation, de désétatisation et d’idéologie dominante du marché. L’e-démocratie permet d’individualiser le jeu démocratique à l’extrême, chacun étant à la fois producteur et consommateur, émetteur et récepteur d’informations. La démocratie participative et de proximité serait renforcée au plus grand profit des destinataires, justiciables et citoyens, et la démocratie technique serait par voie de conséquence plus encadrée. Les illustrations sont nombreuses. La cyberdémocratie participative a connu ses premiers pas lors des consultations ouvertes sur Internet afin de recueillir l’avis des membres de la société civile avant l’élaboration d’un texte: consultation pour la loi sur le numérique, consultation préalable à la loi sur le port du voile intégral… Ces consultations, qui existent de manière physique depuis longtemps (ex. « consultations de place » de l’AMF), se développent désormais sur le plan virtuel. Certains partis politiques sont allés plus loin et ont mis en place des sites par lesquels les citoyens peuvent en amont du processus législatif choisir des thèmes de réforme et participer à l’ensemble du processus de préparation jusqu’à l’élaboration de la proposition de loi. Apparaît également le crowdsourcing de la loi qui consiste sur des questions spécifiques à confier l’élaboration de la règle à la collectivité, nouvelle forme de démocratie directe (ex. première expérience en Finlande pour l’élaboration d’une loi sur les transports). Cette « législation » élaborée par le bas se fait en trois étapes : identification des problèmes, proposition de solutions, évaluation des solutions proposées. Cette cyberdémocratie est un canal précieux pour les groupes d’intérêts qui font valoir leurs observations, leurs revendications, leurs opinions au moyen de ce média puissant qu’est le numérique. Les associations telles que Greenpeace savent user avec intelligence de cet instrument pour dénigrer une marque (Campagne contre Areva ou Danone) ou condamner les agissements de certains groupes industriels (l’affaire KitKat et de l’huile Palme).
Cette réalité est parfois, cependant, l’arbre qui cache la forêt. Ce monde virtuel est jeune et les excès et détournements sont nombreux. La démocratie n’est pas un terrain de jeu sans limites au risque de virer à l’anarchie. Cependant, comment mettre en place, sinon une réglementation du moins une régulation dans un monde sans territoire et sans frontières ? Comment penser ou repenser l’État et l’ordre dans un monde qui semble fonctionner au-delà et en-deçà des États ? Face à cette fluidité du monde, à l’état liquide disent certains, il est urgent d’identifier les lieux de pouvoir et de repenser la répartition et l’équilibre entre ces pouvoirs. Il faut pour ce faire penser le droit au-delà des frontières en dépassant une dichotomie réductrice entre l’État et la société civile. Il faut « penser global ». En outre, l’utilisation du support virtuel n’a parfois de démocratique que le mot. Pour garantir l’utilisation légitime de cette matrice encore faut-il s’assurer que la représentativité et l’égalité des armes ont été garanties. De nombreuses fois, les consultations préalables mises en avant par le législateur n’étaient que poudre aux yeux, soit parce que la consultation avait été ouverte la veille de la clôture des débats, soit que certains groupes étaient surreprésentés par rapport à d’autres. La cyberdémocratie peut aussi être le lieu d’une liberté d’expression sans tabous, sans limites voire sans véritables idées. On connaît les excès de certains internautes qui, isolés de la foule, en viennent à tenir des propos pénalement répréhensibles. Il est cependant difficile d’interdire l’accès à certains sites qui, au nom de la liberté d’expression, sont le lieu de propos racistes ou antisémites voire servent à appeler des fanatiques à l’accomplissement d’actes terroristes. On sait également quels sont les ravages d’une politique à la Twitter où les hommes politiques réagissent à chaud au moyen de phrases sans verbe où le bon mot l’emporte sur les bonnes idées. Il faut prendre garde à ne pas tomber dans la simple démocratie d’opinion. En outre, quelle place faut-il accorder à la vie privée ? Quels sont les contours de la sphère privée face à la confusion des genres et la fusion des frontières qu’entrainent les SMS, les twitts et les différents réseaux sociaux ? Il faut repenser la place de l’individu dans la collectivité et retracer les frontières entre sphère publique et sphère privée. Enfin, comment peut-on être certain que les réponses données lors d’un crowdsourcing par exemple ou d’une consultation numérique ont toutes été entendues et exploitées ? Comment s’est opérée la sélection ? Qui a posé les questions et comment ont-elles été choisies ? Il faut renforcer les garanties procédurales (transparence, contradictoire, égalité des armes…) car une procédure injuste donnera toujours et nécessairement un résultat injuste.
Il ne s’agit pas par ces quelques mots d’apporter une réponse à cette liaison dangereuse entre la démocratie et le monde numérique, mais d’attirer l’attention sur un monde virtuel en plein essor et qui pourrait emporter avec lui ce qui reste des valeurs d’une vraie démocratie ; une démocratie qui n’est pas celle de l’instantanéité, une démocratie qui n’est pas celle d’une vulgarisation à outrance des choix politiques, une démocratie qui n’est pas l’apanage de ceux qui croient savoir. Il faut repenser, dans une démarche pluridisciplinaire, les fondements d’une démocratie où Internet ne devient pas une fin en soi mais demeure à sa place technique, celle d’un simple moyen permettant d’étendre les frontières des valeurs démocratiques. Pour cela, il faut multiplier les relais, les lieux de débats, de dialogues et de discussions. Il faut mêler le droit dur au droit souple. Il faut diversifier l’approche du droit qui reste au cœur de cette destruction-reconstruction de la société civile, droit imposé, régulé, négocié…
« On dirait que l’ancien monde finit et que le nouveau commence » (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe). En prendre conscience, c’est en maîtriser l’avenir.
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