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Le billet
La doctrine administrativiste est-elle « diluée et technicienne » ?
Dans un récent colloque consacré aux rapports entre le Conseil d'État et l'Université, le Vice-président du Conseil d'État, Jean-Marc Sauvé, a prononcé une communication dans laquelle, il dresse un panorama des rapports entre l'institution qu'il dirige et la doctrine universitaire.
Au cours de cette intervention il aborde la question des commentaires publiés sous les arrêts du Conseil d'État de la manière suivante :
« La multiplication des commentaires et notes dans des revues toujours plus diverses contribuent parfois à une dilution de la parole doctrinale au profit d’une parole technique, voire technicienne. Il me semble aussi que la vision de la doctrine soit trop hexagonale et oblitère à l’excès les enjeux juridiques européens ou ceux qui sont en débat dans d’autres États ».
La charge, on le constate, est rude. Mais est-elle justifiée ?
On peut à cet égard partir d'une constatation de fait évidente : oui, il y a de plus en plus de revues juridiques, oui, ces revues juridiques veulent chacune obtenir un commentaire des décisions qu'elles considèrent comme importantes pour leur lectorat et il en résulte effectivement une inflation du nombre des commentaires publiés. Il n'est qu'à feuilleter la dernière édition des Grands arrêts de la jurisprudence administrative, qui recense tous les commentaires publiés sous ces décisions, pour constater cette inflation : 21 notes sous l'arrêt Nicolo, 31 sous l'arrêt Tropic Travaux Signalisation (et encore il en manque !), à comparer avec les 6 notes sous l'arrêt Barel et même l'absence de commentaire de l'arrêt Blanco...
Peut-on pour autant considérer que cette augmentation du nombre de commentaires conduit à ce double phénomène de « dilution » de la parole doctrinale et de sa « transformation en parole technicienne » ?
Je ne le crois pas.
En réalité l'analyse faite par le Vice-président du Conseil d'État se rapporte à un état de la science du droit administratif — qu'il considère peut-être comme un âge d'or — où la doctrine était représentée par quelques professeurs qui jouaient un rôle central dans les Facultés de droit. Mais la recherche juridique en général et celle de droit administratif en particulier a aujourd’hui évidemment changé de format : les universitaires qui publient en cette matière se comptent à ce jour par centaines. Il est donc logique que le nombre des publications augmente et que le nombre des commentaires d'arrêts suive cette tendance.
Mais augmentation ne veut pas dire dilution. Face à davantage de textes et d'analyses il existe un travail doctrinal d'une nouvelle nature qui consiste à ordonner et à hiérarchiser les publications. Bertrand Seiller l'a bien souligné dans l'entrée « doctrine » du glossaire annexé à son manuel de droit administratif. Car oui, tous les commentaires d'arrêts ne sont pas à mettre sur le même plan et ne remplissent pas la même fonction : certains sont essentiellement informatifs et pratiques, d'autres plus ambitieux, et parmi ceux-ci on pourrait encore distinguer ceux qui visent à donner une lecture du droit positif, ceux qui visent une perspective plus critique, ceux qui sont d'abord le produit d'une opinion, etc.
Plus que de dilution, il vaudrait donc mieux parler de « pluralisme » de la doctrine qui s’exprime sur les arrêts du Conseil d'État. Ne rosissons toutefois pas le tableau à l'excès, il est vrai que la multiplication des commentaires génère également des publications « au kilomètre » standardisées et sans grand intérêt. Il est vrai qu'elle génère également des dérives, celle des plumes stipendiées étant une des plus regrettables.
Mais pour autant, et à l'encontre de ce qu'expose Jean-Marc Sauvé, il me semble que la tendance globale de la doctrine administrativiste n'est pas à un « technicisme » accru. Il suffit de se référer aux commentaires publiés récemment sous les ordonnances « Dieudonné » pour s'en persuader.
Enfin, le reproche lié au défaut de préoccupations internationales mérite également d'être nuancé. Le Vice-président du Conseil d'État indique qu'il a « peu entendu la doctrine, par exemple, évoquer la réception du droit de l’Union par les juridictions suprêmes des États membres de l’Union ou encore les arrêts de la Cour de Justice de l’Union Pringle, Melloni ou Åkerberg Fransson ».
C'est sans doute vrai dans les revues de pur droit administratif. Mais cela l'est beaucoup moins si l'on prend en considération le fait que l'analyse de ces décisions est le plus souvent prise en charge par les spécialistes du droit de l'Union, dans des revues qui leurs sont spécifiques. Si l'on prend les trois arrêts cités par le Vice-président pour illustrer son propos, une consultation de la base « Doctrinal » montre qu'elles ont chacune fait l'objet d'au moins une dizaine de commentaires. De surcroît, la doctrine qui s'intéresse au droit de l'Union est évidemment une doctrine internationalisée qui s'exprime dans des publications elles-mêmes internationales.
En définitive, on le voit, la critique somme toute assez classique liée à la multiplication des commentaires sous les arrêts du Conseil d'État mérite d'être largement tempérée. On peut regretter que le droit soit entré après d'autres sciences dans le temps de la recherche quantitative. Mais il faut l'admettre car il n'y aura pas de retour en arrière. Cela suppose, comme je l'indiquais plus haut, un travail éminemment doctrinal de hiérarchisation et de compréhension du pluralisme des auteurs. C'est une nouvelle étape dans la construction universitaire du droit administratif qui a ses contraintes mais aussi ses richesses.
Références
■ Pierre Delvolvé, Marceau Long, Prosper Weil, Guy Braibant, Bruno Genevois, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 19e éd., Dalloz, 2013.
■ Bertrand Seiller, Mattias Guyomar, Contentieux administratif, 2e éd., Dalloz, coll. « HyperCours », 2012.
■ CE, Ass., 20 oct. 1989, Nicolo, n°108243, Rec. 190, concl. Frydman, JCP 1989.II.21371, RFDA 1989.812, RTDE 1989.771, RGDIP 1989.1041, Rev. crit. DIP 1990.125 ; RUDH 1989.262 ; Gaz. Pal. 12-14 nov. 1989, obs. Chabanol ; RJF 1989.656, note ; AJ 1989, chr. Honorat et Baptiste, 756, et note Simon, 788 ; RFDA 1989.824, note Genevois, 993, note Favoreu, 1000, note Dubouis ; RFDA 1990.267 obs. Ruzié ; LPA 15 nov. 1989, note Gruber, 11 déc. 1989, comm. Lebreton, 7 févr. 1990, Comm. Flauss ; JCP 1990.I.3429, Comm. Calvet ; Vie jud. 29 janv.-4 févr. 1990, comm. Foyer ; RTDE 1989.787, note Isaac ; D. 1990, chr. Kovar, 57, et note Sabourin, J. 135 ; JDI, 1990.5. chr. Dehaussy ; RGDIP 1990.91, note J. Boulouis, Rev. crit. DIP 1990.139, note Lagarde ; Rev. Marché commun, 1990.384, note Lachaume ; RD publ. 1990.801, note Touchard ; AFDI 1989.91, comm. Rambaud.
■ CE, Ass., 16 juill. 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, Rec. 360, concl. Casas, BJCP nov. 2007.391, RD publ. 2007.1402, RFDA 2007.696, RJEP 2007.337 ; AJ 2007.1577, chr. Lenica et Boucher, 1964, art. Cassia ; BJCP nov. 2007, obs. Maugüé, Schwartz et Terneyre ; CMP août-sept. 2007, 1 art. Llorens et Soler-Couteaux, 28 note Pietri ; CP-ACCP oct. 2007, dossier (Casas, Guillou et Cordier, Dal Farra, D. Moreau, Langelier), nov. 2007.89, note Lewis ; CRDF 2007, n° 6, 161, note Bottini ; D. 2007.2500, note D. Capitant ; DA oct. 2007.34, note Cossalter ; Gaz. Pal. 2007.3254, note Guillaumont ; JCP 2007.I.193, chr. Plessix, II.10156, note Ubaud-Bergeron, 10160, note Seiller ; JCP Adm. 2007.2212, note Linditch, 2221, note Rouault ; LPA 24 juill. 2007, note M. Gaudemet, 21 août 2007, note Chaltiel, 10 sept. 2007.6, note Glatt, 17 oct. 2007, note Buy ; RD imm. 2007.429, note J.-D. Dreyfus ; RD publ. 2007.1383, note F. Melleray ; RFDA 2007.917, note Moderne, 923, note Pouyaud, 935, note Canedo-Paris ; RJEP 2007.327, note P. Delvolvé ; RLC oct.-nov. 2007.43, note Clamour ; RLCT oct. 2007, dossier (Ribot, Noury, Goutal et Miranda) ; RTDE 2008.583, chr. Ritleng ; Rev. Trésor 2007.1140, note Pissaloux ; GACA n° 69.
■ CE, Ass., 28 mai 1954, Barel, Rec. 308, concl. Letourneur, RD publ. 1954.509, concl. Letourneur, note M. Waline ; RPDA 1954.149, concl. Letourneur, note Eisenmann ; RA 1954.393, concl. Letourneur, note Liet-Veaux ; AJ 1954.II.396, note Long ; D. 1954.594, note G. Morange ; S. 1954.3.97, note Mathiot.
■ TC 8 févr. 1873, Blanco, D. 1873.3.20, concl. David ; S. 1873.3.153, concl. David.
■ CJUE 12 nov. 2012, Pringle, C-370/12.
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