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[ 13 mars 2019 ] Imprimer

La féminisation des fonctions par le Conseil d’État n’est pas la féminisation des fonctions pour le Conseil d’État

Le Conseil d’État vient de rendre sa décision (CE 28 février 2019, Groupement d’information et de soutien sur les questions sexuelles et sexuées, n° 417128) sur les recours qui avaient été formés contre la circulaire du Premier ministre donnant instruction aux membres du Gouvernement, notamment, de féminiser l’intitulé des fonctions, dans les actes de nomination d’agent public. Cette circulaire, on le sait, avait fait couler beaucoup d’encre en 2017, comme toujours les questions d’orthographe et de féminisation, en France. Il lui était reproché par certains de ne pas aller assez loin, notamment en refusant de mettre en œuvre l’orthographe dite inclusive. Il lui était reproché par d’autres d’aller trop loin en procédant, notamment, à cette féminisation des intitulés de fonctions.

Le recours était ici formé par des membres du camp « pas assez loin » qui cherchait à imposer la reconnaissance de l’écriture inclusive et considérait que la circulaire qui refusait d’en admettre la possibilité méconnaissait un ensemble de dispositions constitutionnelles et européennes relatives d’une part à l’égalité entre les hommes et femmes et d’autre part aux droits des personnes ne se reconnaissant pas dans une identité sexuelle féminine masculine.

Ce qui est clair, c’est que le Conseil d’État écarte cette argumentation. Ce qui est moins clair c’est le motif par lequel il considère que l’interdiction de l’écriture inclusive ne porte pas atteinte aux dispositions constitutionnelles et internationales garantissant l’égalité des hommes et des femmes ou les droits des personnes ne se reconnaissant pas dans ces genres. À l’heure de la grande réforme de la motivation des décisions des juridictions administratives, pour rendre ces décisions plus intelligibles et accessibles par un large public, force est de constater que le Conseil d’État utilise ici une motivation « à l’ancienne » pleine de mystère, d’implicite, que seuls les initiés, et encore, seront en mesure de comprendre. Que nous dit-il en effet ? Que cette circulaire « eu égard à sa portée, ne saurait en tout état de cause être regardée comme ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à l’égalité entre les femmes et les hommes » ou « à porter préjudice aux personnes (ne se reconnaissant pas dans l’un de ces genres) ».

Pour les non-initiés, commençons par signaler le subtil « en tout état de cause ». Cet « en tout état de cause » fait irrésistiblement penser au « quoi qu’on die » sur lequel ironise le Molière des Femmes savantes. Rappelez-vous : 

"Quoi qu'on die", "quoi qu'on die". 

Ce "quoi qu'on die" en dit beaucoup plus qu'il ne semble. 

Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble; 

Mais j'entends là-dessous un million de mots."

Et bien de la même manière sous cet « en tout état de cause » on peut entendre un million de mots. D’ailleurs l’auteur d’une thèse récente sur la motivation des décisions du Conseil d’État lui consacre plusieurs pages (Th. Delanlssays, La motivation des décisions du Conseil d’État, thèse dactyl. Lille 2017, p. 300-302). L’auteur propose deux sens principaux à cette expression. Soit elle a pour vocation de réserver la question du caractère opérant du moyen de légalité et de le rejeter au fond, soit au contraire de « réaffirmer la signification exacte et claire d’un texte par une interprétation littérale ». Ici, il est probable que c’est la première acception qu’il faut retenir, mais alors pourquoi les textes invoqués pourraient-ils ne pas être opérants à l’égard de cette circulaire ? Mystère…

Mystère qui n’est pas levé par le deuxième élément de motivation : la circulaire ne peut pas porter atteinte à ces textes « eu égard à sa portée ». Mais le Conseil d’État se garde bien de dire ce qu’est cette portée, sinon ce que l’on sait par les paragraphes précédents, c’est-à-dire que c’est une circulaire qui porte sur l’application de règles orthographiques et grammaticales. Est-ce à dire que le Conseil d’État considère que l’application de règles grammaticales ne peut pas affecter l’égalité homme femme ? Ce serait bien singulier puisqu’il n’a échappé à personne que la féminisation des fonctions repose sur cette logique d’égalité des sexes.

Alors, qu’est-ce que c’est que cette « portée » de la circulaire dont nous parle si elliptiquement le Conseil d’État ? Comme d’habitude, il faudra attendre que les conclusions du rapporteur public soient publiées pour connaître la logique qui se cache derrière cette ellipse….

Ce qui n’est pas complètement clair non plus, c’est si le Conseil d’État juge implicitement que l’utilisation de l’écriture inclusive est interdite dans l’administration. On se souvient qu’une partie de la polémique liée à cette circulaire provient de ce que la maire de Paris a décidé que dans l’administration municipale l’écriture inclusive serait utilisée de manière systématique. Or que nous dit le Conseil d’État sur ce point : qu’en prescrivant de ne pas faire usage de l’écriture inclusive (ou plus exactement « dite inclusive » avec un petit mouvement de recul sémantique fort significatif du Conseil d’État face à cette pratique), la circulaire ne fait que donner instruction de « respecter (…) les règles grammaticales et syntaxiques en vigueur ». Même s’il faut toujours se méfier en droit des raisonnements a contrario il est tentant que considérer ici que le Conseil d’État nous dit que pratiquer l’écriture inclusive, comme le fait la Ville de Paris c’est donc méconnaître les règles grammaticales et orthographiques en vigueur. Est-ce à dire que cette méconnaissance des règles grammaticales et syntaxiques pourrait être une cause d’irrégularité des actes pris sous cette forme par la Ville de Paris ? Un arrêt un peu ancien désormais du Conseil d’État apporte ici une réponse ambiguë : en 2000, l’association professionnelle des magistrats contestait l’emploi de termes féminisés pour désigner un emploi de magistrat. Le Conseil d’État lui répondit « que cette utilisation est sans incidence sur la légalité de la décision dès lors que celle-ci est rédigée en français et ne comporte pas d’ambiguïté quant à la personne et aux emplois concernés » (CE 9 juin 2000, n° 208243). Ainsi, la solution réside dans le point de savoir si ne pas respecter « les règles grammaticales et syntaxiques en vigueur » c’est encore « écrire en français »… Je me garderai bien de trancher moi-même cet épineux débat.

Mes lecteurs qui m’auront suivi jusqu’ici, sentant poindre la conclusion de ce billet se diront sûrement in petto « mais pourquoi ce titre ? ». Nous avons eu la première partie : la féminisation des fonctions par le Conseil d’État. Mais nous attendons la seconde. Nous avons un droit imprescriptible à ce que le contenu d’un billet soit fidèle à son titre !

La seconde partie, chers lecteurs ? Elle est très simple et s’énonce en quelques mots.

Qui a participé au jugement de cette affaire au Conseil d’État ? La décision nous renseigne très précisément : 

« Mme Sophie Caroline de Margerie, rapporteur

Mme Sophie Roussel, rapporteur public »

No comment…

 

Auteur :Frédéric Rolin


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