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La FNSEA réclame-t-elle une justice sur mesures pour les agriculteurs
Le monde agricole rencontre de réelles difficultés qu’il n’est pas question de nier.
En revanche, la FNSEA porte dans sa « synthèse des revendications » certaines demandes dont l’une est passée inaperçue, et qui heurte même l’apprenti-juriste. L’exaspération des agriculteurs contre la justice tient son origine dans la multiplication des recours en justice introduits par les associations de protection de la nature, contre les permis et autorisation diverses, portant notamment sur les fameuses « mégabassines » auxquels les agriculteurs du sud de la France tiennent tant. Dans bien des cas, les juges ont annulé ces autorisations, suscitant la colère des agriculteurs. Pour ces raisons, la FNSEA exige de « limiter les recours et les durées des instructions ». Qu’est-ce que cela implique en termes d’État de droit et d’égalité devant la justice.
■ Premier aspect de la revendication, limiter la durée des instructions, et donc des procès. On comprend l’exaspération des agriculteurs contre les procès et leur durée. Reste que cette exaspération est partagée par tous les justiciables de France. La durée des procès est en effet la même pour tous, à savoir excessive au sens de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme. La France est régulièrement condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme à ce sujet, et les juridictions internes appliquent cette jurisprudence en condamnant elles-mêmes l’État français pour durée non raisonnable de certaines affaires, tous ordres juridictionnels confondus. Or, le manque de moyens de la justice (la France compte deux fois moins de juges que l’Allemagne par habitant) condamne – sans jeu de mots - tous les justiciables à attendre, agriculteurs compris. Exiger une justice plus rapide pour les agriculteurs revient mécaniquement, à moyens constants, à réclamer une justice plus lente pour les autres, au mépris du principe d’égalité devant la justice. S’il est vrai que l’article R. 600-6 du Code de l’urbanisme impose au juge administratif un délai de dix mois pour statuer contre un permis de construire, cela concerne les seules constructions de logements collectifs. La rupture d’égalité entre justiciable semble justifiée par la crise du logement et l’intérêt d’en construire.
■ Second aspect de la revendication, la limitation des recours. L’État de droit suppose que les lois et règlements, qui s’imposent au citoyen comme à l’État, puissent être opposés à tous de manière égale. Le juge a pour mission d’y veiller. « Limiter les recours », cela signifie concrètement limiter les délais de recours, limiter la liste des personnes recevables à former un tel recours, et surtout limiter les moyens recevables au cours d’un procès, ce qui évidemment limite les chances d’obtenir gain de cause. Étant entendu que l’interdiction de tout recours, depuis l’arrêt Dame Lamotte du 17 février 1950, n’est pas possible.
La limitation des moyens recevables dans le cadre d’un recours n’est pas inconnue en contentieux. Elle existe déjà en droit de l’urbanisme. Ce droit se caractérise par des procédures longues et complexes pour mettre au point les plans locaux d’urbanisme (PLU) des communes notamment, sur lesquels repose ensuite la légalité de tous les permis de construire. Un bon avocat trouvera toujours un vice de procédure propre à obtenir l’annulation de ces PLU, y compris des années après son adoption, par voie d’exception (exception d’illégalité à partir de la contestation d’une autorisation délivrée sur le fondement du PLU par exemple). Cela oblige à reprendre tout le processus d’édiction, qui dure parfois plusieurs années. C’est coûteux pour l’administration, mais surtout, il en résulte une insécurité juridique pour les communes et les personnes qui obtiennent un permis de construire.
D’où la limitation des moyens recevables décidée par la loi (C. urb., art. L. 600-1) : cette limitation porte uniquement sur certains moyens de procédure ou de forme, qui ne remettent pas en cause le PLU sur le fond. Et encore, cette limitation ne vaut que pour les moyens émis après les délais de recours, par « voie d’exception » ou à la suite d’une demande d’abrogation ayant fait l’objet d’un refus.
Voilà donc ce que souhaite la FNSEA pour actes réglementaires validant des projets à vocation agricole. Ni le Conseil constitutionnel, ni la Cour européenne des droits de l’homme ne condamnent ces limitations des moyens recevables, dès lors qu’elles se justifient par un intérêt général, comme précisément la sécurité juridique. Or l’intérêt invoqué par les agriculteurs est d’ordre corporatiste, pas d’ordre général. Le Conseil d’État est sur la même ligne : il a même étendu ce principe de limitation des moyens recevables lorsqu’ils sont avancés trop longtemps après l’acte contesté (CE, ass., 18 mai 2018, n° 414583).
En dehors de ces étroites exceptions, qui d’ailleurs peuvent aussi jouer en faveur des projets agricoles, limiter les moyens recevables contre des autorisations ou des permis de construire des ouvrages à vocation agricole reviendrait à limiter le droit à recours effectif, qui a valeur constitutionnelle (Cons. const. 21 janv. 1994, n° 93-335 DC).
Ajoutons que s’en prendre au juge qui annule les autorisations de projets à vocation agricole revient à s’en prendre au thermomètre : le juge ne fait qu’appliquer les normes nationales et européennes dont précisément les agriculteurs veulent la suppression ou l’assouplissement. Si ces normes sont effectivement supprimées ou assouplies, le juge n’aura pas le choix : il suivra.
Références :
■ CE 17 févr. 1950, Ministre de l’agriculture c/ Dame Lamotte, n° 86949 A
■ CE, ass., 18 mai 2018, n° 414583 A : AJDA 2018. 1009 ; ibid. 1206, chron. S. Roussel et C. Nicolas ; D. 2019. 2241, édito. T. Perroud ; AJFP 2018. 278 ; AJCT 2018. 528, obs. G. Le Chatelier ; RFDA 2018. 649, concl. A. Bretonneau.
■ Cons. const. 21 janv. 1994, n° 93-335 DC : D. 1995. 294, obs. E. Oliva ; ibid. 302, obs. P. Gaïa ; RDI 1994. 163, étude J. Morand-Deviller ; RFDA 1995. 7, note P. Hocreitère ; ibid. 780, étude B. Mathieu.
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