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[ 14 juin 2021 ] Imprimer

La justice (administrative) environnementale face à la séparation des pouvoirs

À l’heure où ces lignes sont écrites, et à l’heure à laquelle elles seront publiées, le Conseil d’État n’aura pas encore rendu la décision sur l’affaire Grande-Synthe qui est venue à l’audience le 10 juin dernier n’aura pas encore été rendue. Néanmoins, les compte-rendu donnés par la presse des conclusions du rapporteur public au cours de cette audience laisse à penser que le Gouvernement n’a pas convaincu le Conseil d’État du fait que l’État avait pris des mesures suffisantes pour respecter la trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre qu’il s’est engagé à respecter sur le fondement de l’accord de Paris. 

Dans la première décision qu’il avait rendue au mois de novembre dernier, le Conseil d’État avait souligné qu’en pareille hypothèse il pourrait annuler le refus de l’État de prendre de nouvelles mesures et lui enjoindre de le faire. Mais c’est ici que survient, pour la justice administrative un piège redoutable : celui de la confrontation de cette justice environnementale qu’elle essaye de promouvoir au sacro-saint principe de la séparation des pouvoirs.

La séparation des pouvoirs dans notre droit français, recouvre on le sait trois logiques différentes. Elle désigne tout d’abord la division constitutionnelle entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, et elle désigne ensuite, dans l’espace exécutif, la séparation de l’exécutif et du judiciaire, seul le juge administratif, et non le juge judicaire pouvant assurer le contrôle de l’administration, sans pour autant aller jusqu’à administrer en lieu et place de l’administration car, et c’est là la troisième caractérisation de cette séparation des pouvoirs, le juge administratif ne peut pas faire œuvre d’administrateur.

Il serait trop long d’énumérer les exceptions, les adaptations ou les aménagements dont a fait l’objet depuis fort longtemps notre droit positif par rapport à ce principe, mais une part des observateurs en est venu à se demander s’il conservait en dehors de la constitutionnalisation de l’ordre juridictionnel administratif une valeur autre qu’heuristique 

Pourtant, les différents contentieux climatiques, et spécialement celui de l’affaire Grande-Synthe remettent ce principe sur le devant de la scène, montrent qu’il n’a rien perdu de sa structure originelle et risque de placer le juge administratif face à une contradiction qu’il lui sera très difficile de résoudre sans remettre en cause la manière dont il assure sa mission de contrôle de l’administration. 

Pour le comprendre, il faut commencer par donner une description structurale du litige porté devant le Conseil d’État.

C’est le législateur qui a fixé, en prenant en charge les résultats de l’accord de Paris, une trajectoire de diminution des émissions de gaz à effet de serre. Sur le fondement de ces dispositions, le Gouvernement a pris un certain nombre d’actes réglementaires, les fameux « budgets carbone », dont le deuxième manifeste déjà un décalage par rapport à la trajectoire initialement envisagé, reportant pour l’avenir l’essentiel de l’effort à fournir. Compte-tenu de ce fait, les requérants avaient demandé au Gouvernement de prendre « toute mesure utile » pour atteindre le but recherché et contesté le refus implicite qui leur avait été opposé de les prendre.

Ainsi, ce dont est saisi le Conseil d’État c’est bien de prendre les mesures réglementaires permettant d’assurer le respect de la trajectoire législativement définie. Dans son arrêt du 19 novembre dernier, il a considéré qu’il n’était pas en mesure de déterminer si les mesures réglementaires prises étaient suffisantes pour parvenir à respecter cette trajectoire et a demandé au Gouvernement de lui fournir des explications supplémentaires. Et l’enjeu de la nouvelle décision est donc de déterminer si ces explications sont convaincantes, à défaut de quoi le Conseil d’État pourrait annuler la décision attaquée et prononcer une injonction de les prendre de telles mesures, le cas échéant en les assortissant une astreinte.

Le principe de séparation des pouvoirs va ici jouer à plusieurs niveaux.

■ D’abord en ce qui concerne l’autorité compétente pour prendre les mesures requises

Si en effet en novembre 2020, dans sa première décision, le Conseil d’État semble avoir postulé que ces mesures devaient être prises par le pouvoir réglementaire, notamment en application des « budgets bas carbone ». Mais, et le Gouvernement l’a bien compris qui a souligné dans ses observations le rôle que devait jouer l’adoption du projet de loi « résilience et climat » en cours de discussion, la réduction de l’émission de gaz à effets de serre requiert de prendre de nombreuses mesures qui relèvent de la compétence du pouvoir législatif notamment parce qu’elles sont susceptibles de porter atteinte à des droits et libertés dont l’article 34 de la Constitution confie au seul législateur de fixer selon les cas les règles ou les principes fondamentaux, ou parce qu’elles impliquent des mesures susceptibles de porter atteinte à la libre administration des collectivités locales et de ce fait relevant de la compétence du législateur en vertu de l’article 72 de la Constitution

Or, le Conseil d’État ne peut évidemment pas adresser d’injonction au législateur, de sorte qu’en ne s’adressant qu’au pouvoir réglementaire il ne pourra évidemment pas être de question de mesure permettant de respecter la trajectoire initialement prévue.

■ Le principe de séparation des pouvoirs joue également un rôle essentiel en ce qu’interdisant au juge administratif de faire œuvre de législateur il lui interdit toute action concrète au profit d’un simple pouvoir abstrait : dire au Gouvernement « prenez les mesures nécessaires » et en y ajoutant, peut être, « nous vérifierons si elles sont suffisantes ». Mais en ne donnant au Gouvernement aucune direction, on allait dire directive, en ne fixant qu’un calendrier général, comment vérifier quel résultat sera atteint ? Prenons un exemple très caractéristique. Le cadre juridique des éoliennes en mer est désormais bien établi, depuis le régime domanial de leur implantation, le régime contractuel à mettre en place et même celui des divers contentieux. Pourtant, la France est le pays d’Europe qui tout en comptant le littoral le plus étendu compte le moins d’éoliennes installées. Et encore, quand on dit le moins on est encore généreux car il n’y en a aucune qui fonctionne actuellement. Dans ce contexte, est ce que, plus que des mesures réglementaires générales, la bonne démarche ne consisterait pas pour le juge à identifier des points de blocages critiques et stratégiques et à imposer à l’administration de les lever dans un délai rapproché (on allait dire « quoi qu’il en coûte »…) ?

On mesure bien les efforts conceptuels que de telles mesures imposeraient à l’office du juge administratif mais, qu’il s’agisse de la voie ici rapidement esquissée ou de toute autre qui pourrait être envisagée, il semble évident que le refus du juge administratif de faire œuvre d’administrateur, sur le fondement du principe de la séparation des pouvoirs, est aujourd’hui un des obstacles majeurs dans la voie de la construction d’une justice environnementale effective.

■ Enfin, le principe de la séparation des pouvoirs jouera encore un rôle si d’aventure le Conseil d’État était amené à assortir d’une astreinte l’injonction à prononcer à l’endroit de l’État : que la Commune de Grande-Synthe et les autres requérants ne s’illusionnent pas : même si une astreinte est prononcée, même si son montant est élevé, même si elle est finalement liquidée, ce n’est pas avec le montant de celle-ci qu’ils boucleront des budgets ou des fins de mois difficile. En effet, il existe une disposition du Code de justice administrative, c’est son article L. 911-8, ainsi rédigée : « La juridiction peut décider qu'une part de l'astreinte ne sera pas versée au requérant. Cette part est affectée au budget de l’État ».

Certes le Conseil d’État, justement dans une précédente affaire de justice climatique nous a fait une « Czabaj » en expliquant que cette disposition ne voulait pas dire que lorsqu’une partie de l’astreinte n’est pas versée au requérant elle sera versée à l’État, lorsque c’est l’État qui a été condamné, et a inventé, en dehors de tout texte une modalité d’attribution de l’astreinte à d’autres personnes : « Dans ce dernier cas, lorsque cela apparaît nécessaire à l'exécution effective de la décision juridictionnelle, la juridiction peut, même d'office, après avoir recueilli sur ce point les observations des parties ainsi que de la ou des personnes morales concernées, décider d'affecter cette fraction à une personne morale de droit public disposant d'une autonomie suffisante à l'égard de l'État et dont les missions sont en rapport avec l'objet du litige ou à une personne morale de droit privé, à but non lucratif, menant, conformément à ses statuts, des actions d'intérêt général également en lien avec cet objet » (CE, ass., 10 juill. 2020, Les amis de la Terre, n° 428409). Et dans un tout récent arrêt, il en a concrétisé le mode d’emploi en liquidant une astreinte prononcée contre l’État pour le retard à prendre un décret d’application de la loi créant une « prestation de compensation » au profit des personnes handicapées. Cette astreinte de pratiquement 100.000 € a été liquidée pour 3% au profit du requérant personne physique, pour 30 % au profit du requérant personne morale (l’association nationale pour l'intégration des personnes handicapées moteurs et pour le reste au profit « de la fondation MMA Solidarité, abritée par la Fondation de France, pour le financement d'équipements destinés à faciliter les loisirs et la pratique du sport par les personnes handicapées » (CE 21 mai 2021, n° 383070). L’apport de cet arrêt, pourtant inédit, est important, car le juge semble choisir qui il veut pour l’allocation de la part la plus importante de l’astreinte mais en contrepartie procède à un « ciblage » en vue de la réalisation de certaines activités.

Ce mode d’emploi, cependant, ne résout pas et de très loin, le problème qui se posera dans l’affaire Grande-Synthe. Car nous ne parlons pas ici de dizaines de milliers d’euros, mais sans doute de dizaines de millions, dont on soupçonne que le Conseil d’État ne les attribuera pas à n’importe quelle institution même fondative, agissant dans le domaine de l’environnement. Mais dizaines de millions qui, même attribués à une entité autre que l’État sont hors de proportion avec les dizaines de milliards d’investissements que suppose le respect de la trajectoire de réduction de l’émission des gaz à effet de serre. 

Autrement dit, en dehors de l’effet médiatique et symbolique de la liquidation de l’astreinte, qu’il ne faut pas négliger mais pas surestimer non plus, en refusant de s’investir dans le processus administratif et en se contentant de ravauder le dispositif peu opérant des astreintes, le Conseil d’État cantonne la justice administrative climatique à ne produire qu’une forme de droit souple juridictionnel en espérant que la force de l’opinion publique permettra de lui donne une consistance supplémentaire. On a la faiblesse de penser que cette manière de faire n’est pas à la hauteur des enjeux et que ce n’est même pas comme cela que tous les pouvoirs, non pas séparés, mais unis cette fois dans une forme d’inertie et de résistance au changement seront contraints d’agir.

 

Auteur :Frédéric Rolin


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