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La liberté académique des enseignants-chercheurs face à des étudiants derrière leur écran : l’université après la crise du covid-19
Alors que la sortie du confinement se poursuit progressivement dans différents secteurs, qu’après les écoles et les commerces, les restaurants et les bars sont désormais ouverts sur la quasi-totalité du territoire, que cinémas et théâtres devraient s’ajouter à la liste d’ici la fin du mois, les universités et autres grandes écoles organisent leur rentrée dans un climat quelque peu schizophrène et cacophonique et envisagent de demander à leur étudiants de rester chez eux, derrière leur écran … préoccupant …
Il faut dire que les communiqués tâtonnants de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche n’aident pas à tracer un cadre clair. Pour exemple, le dernier paragraphe du communiqué daté du 3 juin précise que : « même si la prochaine rentrée sera vraisemblablement encore contrainte par de strictes recommandations sanitaires, une reprise en présentiel des activités de formation initiale est envisagée à partir du mois de septembre. L'incertitude relative à la situation sanitaire qui prévaudra durant le premier semestre de l'année 2020-2021 conduit toutefois à en projeter l'organisation dans le respect des consignes sanitaires actuelles. Pour cette raison, les établissements doivent prévoir des enseignements en distanciel et/ou en présentiel dans une mesure et selon des modalités qu'il leur appartiendra de déterminer et qui leur permettront d'anticiper une éventuelle dégradation des conditions sanitaires ».
Aussi, les enseignants-chercheurs ont-ils reçus ces derniers jours de la part de la direction de leur établissement, des informations variées allant de la création de groupes de travail à la présentation d’une feuille de route pour organiser les cours du premier semestre dans un cadre plus ou moins rigide en passant par des forums virtuels d’expression pour concilier les différentes idées mais privilégier avant tout les cours "à distance ».
Ce vent d’incertitude qui souffle sur la prochaine rentrée universitaire est extrêmement inquiétant à l’heure de la communication du texte de la Loi de programmation pluriannuelle de la recherche car il interroge sur le contenu du droit à l’éducation des étudiants, la liberté académique des enseignants-chercheurs et plus généralement l’université dans « le monde d’après ».
Côté étudiants, l’égalité de traitement ne pourra être garantie si l’on pense à la fracture numérique, à l’accessibilité à un matériel informatique ou technologique et aux difficultés d’apprentissage que les étudiants pallient par des échanges avec leur enseignant ou leurs voisins de cours au fil de la journée, de vive voix. La vie universitaire participe également à la santé mentale et physique des étudiants en leur assurant lien social et activités sportives sur les campus. Enfin, si un présentiel « sur sélection » commence à être évoqué pour essayer d’aider les étudiants « en difficulté", les modalités de ladite sélection sont encore obscures et laissent craindre que certains étudiants ne voient pas un amphithéâtre d’ici 2021. Côté enseignants-chercheurs, le principe de leur indépendance dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche a été consacré par le Conseil constitutionnel au rang de principe fondamental reconnu par les lois de la République. Il a jugé que « les fonctions d'enseignement et de recherche non seulement permettent mais demandent, dans l'intérêt même du service, que la libre expression et l'indépendance des personnels soient garanties par les dispositions qui leur sont applicables » et « qu'en ce qui concerne les professeurs, (…) la garantie de l'indépendance résulte en outre d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République » (Cons. const. 20 janv. 1984, n° 83-165 DC § 19 et 20). L’indépendance et la liberté d'expression des enseignants-chercheurs sont également reconnues sur le plan législatif à l’article 58 de la loi n° 84-52 du 26 janvier 1984 sur l'enseignement supérieur, dite loi Savary, codifié en 2000 (C. éduc., art. L. 952-2) : « Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité. » La liberté académique des enseignants-chercheurs ne devrait donc pas se réduire au contenu scientifique de leur enseignement mais, à l’inverse, inclure l’organisation même de celui-ci, le choix de supports adaptés, les modalités pédagogiques à délayer au fil du semestre, etc.
Il est donc inquiétant de constater que la crise du covid-19 va peut-être remettre en cause les droits essentiels des principaux protagonistes de l’enseignement supérieur et de la recherche et favoriser l’installation d’un enseignement uniformisé, à distance et impersonnel sur la base d’injonctions du pouvoir exécutif dont la nature juridique reste tout à fait incertaine.
En conclusion, il nous semble essentiel de relayer le communiqué de la Conférence des doyens des Facultés de droit et de science politique du 5 juin qui rappelle que « Pour que l’Université reste au cœur de la Cité, et participe à la vie économique, sociale et culturelle des territoires, les étudiants doivent pouvoir regagner leurs campus », et de rappeler ces propos conclusifs d’un commentaire de la décision de 2018 du Conseil constitutionnel sur la Loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants : « Il est à craindre que l’université, sous le feu d’une pluralité d’objectifs contradictoires, ne perde de vue ses deux fonctions cardinales de production et de diffusion de la connaissance. La liberté académique comme principe fondamental du statut de l’université vise précisément à protéger l’institution universitaire des enjeux politiques du moment. Elle garantit, pour recourir au lexique de la sociologie, la différenciation entre la science et la politique. Le refus par le Conseil constitutionnel de reconnaître dans sa plénitude la liberté académique traduit une tendance française à maintenir l’université sous un contrôle gouvernemental étroit. » ( H. Rabault, « Le statut constitutionnel de l’Université », note ss. Cons. const. 8 mars 2018, n° 2018-763 DC, LPA, 24 avr. 2018, n° 135, p. 6).
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