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Le billet

[ 25 mars 2019 ] Imprimer

La loi pour le maintien de l’ordre public lors des manifestations : lorsque la classe politique joue avec le droit constitutionnel

Ce texte de loi aura beaucoup fait parler de lui, à tous les niveaux. De la sphère politique aux membres du mouvement des gilets jaunes en passant par l’ensemble des citoyens, nul ne peut ignorer le climat de tension qui règne en France depuis plusieurs semaines, illustré par les manifestations hebdomadaires et que le Grand Débat National n’a pour l’instant pas réellement apaisé. Sans entrer sur le fond du texte – car c’est désormais après la décision du Conseil constitutionnel qu’il conviendra de l’évoquer – cette loi met en avant toute la potentialité du droit constitutionnel dès lors que les mécanismes de la procédure législative se trouvent manipulés pour servir les manœuvres politiciennes. Belle illustration de l’interdépendance entre le droit constitutionnel et la science politique en somme …  

Si l’on doit tout d’abord retenir l’apport de ce texte de loi à l’enseignement du droit constitutionnel, on notera en premier lieu qu’il a été le fruit d’une proposition de loi de plusieurs sénateurs, membre du parti Les Républicains, déposée le 14 juin 2018 sur le bureau de ladite assemblée. On soulignera ensuite qu’après l’examen de la proposition de loi en commission (précisément la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale) et une discussion en séance publique, le texte a été adopté par le Sénat le 23 octobre 2018. Le principe de la navette parlementaire l’a conduit à suivre le même parcours au sein de l’Assemblée nationale : dépôt le 26 octobre ; examen en commission, discussion en séance publique et adoption d’une proposition de loi modifiée, le 5 février 2019. Dans ces conditions une seconde lecture a été initiée avec un retour du texte au Sénat et de nouveau, un examen en commission et une discussion en séance publique le 12 mars 2019 pour une adoption de la proposition de loi transmise par l’Assemblée nationale, ce même jour, sans modification. On conclura enfin qu’en votant conforme, le Sénat clôt la procédure devant le Parlement et ouvre la dernière phase de la procédure législative, à savoir la promulgation du texte par le Président de la République au titre de l’article 10, alinéa 1er de la Constitution. Le Chef de l’État a cependant choisi de saisir le Conseil constitutionnel afin de contrôler la conformité de la loi adoptée par le Parlement à la Constitution, comme il en détient la compétence dans le cadre du contrôle de constitutionnalité a priori des lois sur la base de l’article 61 de la Constitution.

La procédure législative ainsi décomposée souligne l’utilité du bicamérisme (l’opposition présidentielle, majoritaire à la chambre haute, peut ainsi espérer voir des propositions de loi prospérer dans les méandres des rouages parlementaires) qui plus est, bicamérisme égalitaire (adoption du texte en termes identiques avant toute issue d’une Commission mixte paritaire, Const. 58, art. 45) ; l’apport de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 quant au délai de travail des commissions (Const. 58, art. 42, al. 3), la réorganisation de l’ordre du jour (Const. 58, art. 48) ; le rôle de garant de la Constitution du Chef de l’État (Const. 58, art. 5) et l’intérêt du contrôle de constitutionnalité a priori qui permet un examen de la loi avant son entrée en vigueur. Elle témoigne aussi de l’intérêt de la diffusion du pouvoir entre différents acteurs et des moyens de contrôle réciproques dans un objectif d’équilibre et de modération, selon l’éternelle pensée de Montesquieu. 

Si l’on doit dans un second temps, analyser la procédure législative sous l’angle politique, on relèvera cette fois que la proposition de loi a été portée par le contexte national de la « crise » des gilets jaunes à compter du mois de novembre 2018 et qu’elle a ouvert une crise au sein de la majorité car cinquante députés de La République en Marche se sont abstenus lors du vote, au motif que le texte présenté ne garantissait pas suffisamment les libertés et notamment la liberté de manifester. On poursuivra ensuite sur le fait que malgré une modification importante par l’Assemblée nationale de la proposition de loi adoptée par le Sénat en première lecture, ce dernier a décidé de voter conforme, non par conviction et partage de point de vue mais au contraire, pour ramener la majorité présidentielle face à ses responsabilités et ses dissensions internes et, aussi, pour demander par la suite au Conseil constitutionnel d’en censurer les choix en matière de libertés. Toutefois, cette décision stratégique des sénateurs risque de se retourner contre eux suite à la saisine du juge constitutionnel par le Président de la République. 

Sous cet angle, la procédure législative met en avant les limites du bicamérisme et de la révision constitutionnelle de 2008 à la lueur du fait majoritaire (car une proposition de loi de l’opposition présidentielle n’aurait sans doute pas été examinée si rapidement par l’Assemblée nationale sans le contexte de l’actualité) ; que le Chef de l’État a saisi le Conseil constitutionnel pour rassembler sa majorité et notamment rassurer les députés abstentionnistes mais aussi pour piéger le Sénat et éviter toute exploitation politique sur le texte. Enfin, cette saisine place sous les feux des projecteurs un Conseil constitutionnel à la composition récemment modifiée, qui cherche depuis longtemps – mais très difficilement – à assurer un rôle de gardien des libertés alors même que plusieurs lois ne cessent d’augmenter de manière constante, les pouvoirs des autorités de police administrative en matière d’aménagement des libertés.

Ce texte de loi rappelle donc que les différents mécanismes de la procédure législative, repensés pour une meilleure rationalisation en 1958 afin d’instaurer un équilibre subtil entre les pouvoirs de l’exécutif et du Parlement, sont en pratique dénaturés par le fait majoritaire et la poursuite d’objectifs politiciens. Ils ramènent cependant l’ensemble des acteurs face à leur rôle, espérons que le Conseil constitutionnel saura jouer le sien.

 

Auteur :Karine Roudier


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