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La modernisation de la rédaction des décisions des juridictions administratives : ce que les mots nous disent
Le Conseil d'État a récemment rendu public un rapport qui contient ses propositions sur la modernisation de la rédaction des décisions des juridictions administratives. Il s'agit là d'un sujet fréquemment évoqué : les techniques de rédaction très codifiées, la brièveté et la densité de la motivation, le formatage du « style » des décisions des tribunaux administratifs tout cela a toujours attiré l'attention et suscité la discussion.
Pour autant, jusqu'à présent, les évolutions étaient demeurées discrètes : il suffit d'ouvrir un vieux volume du Recueil Lebon pour se rendre compte que sur une période d'un siècle, le formalisme s'est maintenu de manière très frappante, et si « sieur » et « dame » ont cédé le pas à monsieur ou madame on admettra qu'il ne s'agit pas d'un bien grand bouleversement.
Quant au contenu de la motivation, cette même comparaison permet néanmoins de constater que, au cours des vingt dernières années, celle-ci a été très nettement enrichie. S'il n'était pas rare qu'une requête fût rejetée en deux lignes, il est fréquent aujourd'hui qu'elle le soit en trois ou quatre pages. Ce développement de la motivation est à la fois le produit de contraintes externes : le développement des différentes sources de droit, l'allongement et la multiplication des textes induit fatalement une motivation plus longue, mais aussi d'enjeux internes : le développement du contrôle de la qualification juridique des faits (sous la forme du contrôle de l'erreur manifeste pendant longtemps, d'un contrôle plus approfondi désormais) requiert par définition des explications plus substantielles sur les faits qui appuient la décision juridictionnelle.
Le rapport du Conseil d'État, qui se conclut par 18 « propositions », les unes mises en œuvre immédiatement, les plus importantes soumises à expérimentation, se veut une évolution plus ambitieuse sous la forme d'une adaptation de la rédaction de la décision de justice aux exigences contemporaines de la justice : meilleure lisibilité, motivation enrichie, réorganisation de la formalisation, etc. telles sont les lignes directrices de ce rapport. Évidemment, comme toute réforme moderne il a ses propositions médiatiques, ici, la suppression du « considérant », et de la rédaction en phrase unique, ponctuée de points virgules.
Mais au-delà de ces propositions, qui ne changeront pas l'essence de la rédaction des décisions juridictionnelles, le rapport du Conseil d'État met en évidence quelques grandes logiques de l'organisation et du fonctionnement des juridictions administratives qui méritent d'être soulignées.
Le premier point concerne évidemment le maintien de la logique de base de la rédaction des jugements des juridictions administratives : une motivation juridique, construite sous une forme syllogistique, qui ne laisse place ni aux contextualisations, ni aux nuances de raisonnement ni, naturellement aux opinions séparées. En somme, et c'est une idée fondamentale du rapport : on dira plus, on dira mieux, mais on ne dira pas autre chose. L'idéal type de la décision juridictionnelle demeure inchangé.
Le deuxième point concerne l'entreprise de légitimation que constitue ce rapport. Légitimation des organes de la procédure de jugement et de rédaction, avec notamment la justification de la place du rapporteur public, légitimation de techniques de jugement contestées telles que le principe dit de l'économie de moyens qui permet de ne pas statuer sur les moyens qui ne sont pas utiles pour arriver à la décision finale (et notamment donc de ne statuer que sur un seul moyen en cas d'annulation).
Légitimation encore, et c'est un des points les plus frappants pour qui lit attentivement ce rapport, du statut non seulement de la jurisprudence mais même du « précédent » juridictionnel. Il est en effet proposé de citer dans les décisions juridictionnelles les « précédents » dont il est fait application. C'est donc bien inscrire dans la décision juridictionnelle elle-même la valeur juridique de la norme jurisprudentielle ce qui est une évolution très frappante sur la manière dont le juge administratif assume le fait qu'il est source de droit, et même source normative de droit.
Le troisième point enfin concerne cette intégration très forte de toutes les juridictions dans cette évolution : le Conseil d'État ne se contente pas de fixer la voie de l'évolution de ses propres décisions mais l'impose également à toutes les juridictions administratives générales. Une telle attitude ne serait pas envisageable devant les juridictions judiciaires. Elle montre bien le statut très particulier du Conseil d'État qui n'est pas seulement juge et conseiller du gouvernement mais qui se comporte comme un « ministre de la justice administrative » qui se substitue au pouvoir exécutif responsable pour assumer son évolution et celle de l'ordre juridictionnel administratif dans son ensemble.
On le voit, au-delà des enjeux propres à la rédaction des décisions juridictionnelles, ce rapport est un document très intéressant sur la conception que les juridictions administratives se font de leur rôle.
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