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[ 27 mai 2024 ] Imprimer

La recherche de l’imputabilité des infractions financières : entre déni et réalité jurisprudentielle

Pour ceux qui sont intéressés par le contentieux financier, par la nouvelle réforme de la responsabilité financière des gestionnaires publics, mise en place avec l’ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 et entrée en vigueur le 1er janvier 2023… il faut de la patience.

Le juge financier est à l’ouvrage : après 5 arrêts rendus en 2023, 5 mois de silence (de décembre 2023 à avril 2024), il nous livre 3 nouvelles décisions ce 3 mai 2024. Et d’autres devraient rapidement suivre. En principe. 

C’est, ce que l’on peut appeler, une période de rodage. Une période très importante au cours de laquelle le juge financier construit, peu à peu, le cadre jurisprudentiel au sein duquel les gestionnaires publics sont amenés à évoluer.

Il est donc compréhensible que le juge financier prenne son temps.

Alors que de précédents billets se sont fait l’écho de certaines des décisions rendues en 2023, il est désormais possible de retenir une approche plus globale de cette jurisprudence financière en construction, au travers de sujets spécifiques qu’elle laisse entrevoir.

Pour une analyse détaillée de ces décisions, il est renvoyé aux deux chroniques semestrielles dédiées publiées par les revues BJCL (Bulletin juridique des collectivités territoriales, prochaine chronique à paraître dans le numéro de juillet 2024) et JCP Adm.

En particulier, c’est l’affaire Département de l’Eure qui va retenir notre attention dans le cadre de ce billet (3 mai 2024, n° 2024-715). Les gestionnaires publics sanctionnés avaient été les victimes d’une escroquerie : dans le cadre d’un marché avec une société pour laquelle un contrat d’affacturage avait été passé au profit d’un banque, les adjoints au directeur des affaires financières et au payeur général avaient été amenés à modifier la banque bénéficiaire ce qui avait permis à un escroc de récupérer 790 K€… Outre que la banque réellement bénéficiaire n’avait pas recouvré cette somme qui restait donc due, ont été facturés 230 K€ d’intérêts moratoires. 

L’insuffisance et l’incohérence des pièces justificatives produites à l’appui des demandes de paiement de même que l’importance des sommes en jeu, auraient dû conduire les concernés à plus de vigilance. D’autant plus alors que la DGFIP avait régulièrement alerté ses services sur des risques d’escroquerie au virement frauduleux. 

En particulier, la Cour des comptes a retenu une « succession de négligences et de défauts de vigilance » ayant conduit les concernés à méconnaître « les règles de contrôle de la dépense qui leur incombaient, chacun dans le cadre des responsabilités spécifiquement associées à leurs fonctions et à leur périmètre de délégation ». Il est ainsi reproché à l’ordonnateur de ne pas avoir vérifié l’identité du créancier alors « le contrôle et la création d’un nouveau créancier dans le système d’information est déterminant pour la préservation des intérêts de la collectivité » et au comptable « des défaillances dans le contrôle des pièces justificatives, dont il devait s’assurer de la conformité et de la pertinence spécifiquement et de manière exhaustive au vu du plan de contrôle hiérarchisé de la défense », ce qui « constitue en soi une faute grave ».

La Cour des comptes en a déduit qu’une faute grave avait été commise, faute ayant occasionné un préjudice financier significatif (art. L. 131-9 CJF) tenant compte du budget du département qui s’établissait à 677 M€ en 2018 – soit un préjudice à constater de l’ordre de 0,12 % du budget du département.

En termes d’imputabilité, ce sont l’adjoint aux finances du département et au payeur général qui ont été sanctionnés, chacun d’une amende de 2 500 €.

La significativité du préjudice financier est ainsi clairement appréciée en valeur absolue et non relative, ce qui va au-delà de ce que l’on pouvait espérer à la lecture des dispositions de l’article L. 131-9 CJF lesquelles invitaient le juge financier à apprécier la significativité du préjudice financier subi « en tenant compte de son montant au regard du budget de l’entité ou du service relevant de la responsabilité du justiciable ». Reste à savoir s’il sera fait appel de cette décision et si tel devait être le cas, si la Cour d’appel financière entend conforter la Chambre du contentieux dans, ce que l’on peut considérer, cette intéressante applicable du texte.

Indépendamment, certains pourraient s’étonner de la modicité du montant des amendes prononcées en comparaison du préjudice subi par la collectivité, apprécié en valeur absolue. Ceci s’explique par les circonstances atténuantes que le juge financier a retenues : « le contexte de l’escroquerie, commise en bande organisée, avec établissement et usage de faux et blanchiment ; factures falsifiées identiques à l’exception du cartouche, en tout point aux factures originales, grâce aux informations données aux escrocs par les services de l’ordonnateur et par la société » auxquels s’ajoutent des courriers électroniques frauduleux, les escrocs ayant utilisé des adresses comportant le nom de domaine de l’organisme dont ils se prévalaient. Plus particulièrement, s’agissant de l’adjoint au directeur des affaires financières, le fait qu’il exerçait à titre d’intérim, pendant les congés de son supérieure hiérarchique ; pour l’adjoint au payeur général, des défaillances dans l’organisation du poste comptable et le non-respect des principes de contrôle interne ainsi que des difficultés organisationnelles, en période de congé, qui ont pu contribuer aux erreurs qu’il a commises. 

La particularité de l’affaire, du point de vue des justiciables, réside bien évidemment dans les qualités des gestionnaires condamnés : l’adjoint au directeur des affaires financières et l’adjoint au payeur général, pour des faits qui se sont produits durant l’été, alors que leur supérieur hiérarchique était en vacances.

Cette décision s’inscrit dans la lignée de la décision Centre hospitalier Sainte-Marie de juillet 2023 en recherchant la responsabilité de ceux qui ont immédiatement contribué à la commission de l’infraction sans que la responsabilité de leurs supérieurs hiérarchiques ne puisse être recherchée ou puisse être considérée comme exclusive.

Rappelons que dans l’affaire du Centre hospitalier de Marie-Galante, la responsabilité de la directrice du service juridique avait été recherchée et qu’elle avait été condamnée à une amende de 1 000 euros. Cette décision avait déjà alerté les gestionnaires publics du champ possible d’intervention du juge financier : au-delà des premiers dirigeants d’un établissement, d’un service, d’une collectivité, il apparaissait possible d’aller rechercher la responsabilité d’agents subalternes – en l’espèce, pour ne pas avoir alerté sa hiérarchie des risques encourus en cas d’inexécution d’une décision de justice (pour rappel, ce refus d’exécution avait entraîné la condamnation du centre hospitalier au paiement d’une astreinte de près de 70 000 euros…).

Il apparaît ainsi clairement que chacun des acteurs de la chaîne d’exécution des opérations de dépenses et recettes peut être rendu responsable des infractions financières susceptibles d’être sanctionnées par la Cour des comptes.

Ce point apparaissait entendu dès les débuts de la réforme, la lecture des dispositions laissait clairement supposer que personne ne pouvait s’estimer à l’abri d’une action possible devant le juge financier. Loin de l’optimisme (confinant au déni) avec lequel la réforme avait été présentée aux comptables publics. 

À l’occasion du colloque organisé par l’Institut national du service public (INSP) et la Cour des comptes, le 8 novembre 2023, Jérôme Fournel – alors Directeur général des finances publiques – avait de nouveau rassuré ses troupes en leur rappelant que la réforme avait été pensée pour écarter leur responsabilité et concentrer le dispositif sur « le haut de la chaîne » de la décision contestée.

Un discours qui se voulait rassurant mais qui faisait l’impasse sur une lecture objective des nouvelles dispositions applicables, lesquelles ne permettaient pas d’exclure que la responsabilité de chacun puisse être recherchée, quel que soit leur positionnement dans la chaîne hiérarchique.

La condamnation du payeur général adjoint du département de l’Eure l’illustre parfaitement et doit inviter la Direction générale des finances publiques à repenser sa communication sur le sujet. D’autant que d’autres affaires, en cours d’instruction, impliquent des agents comptables et que les réseaux professionnels concernés en ont été informés. Ce n’est donc pas un secret de polichinelle et il est plus que temps que les discours s’alignent sur les réalités des niveaux de responsabilité financière qu’ils encourent. 

 

Auteur :Stéphanie Damarey


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