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Le billet
La République sondagière
Qui n’est pas encore lassé par la multiplication des sondages d’opinion ? Pas une journée ne se passe sans qu’un nouveau sondage ne paraisse prédisant la montée d’un point d’untel, et la baisse d’autant de l’autre, chacun gardant son regard tendu vers le très redouté, ou très attendu, c’est selon, « croisement des courbes »…
Une question iconoclaste peut alors être posée. Quel peut bien être l’intérêt de cette frénésie sondagière, si ce n’est évidemment favoriser la croissance de ce secteur d’activité ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que les méfaits potentiels des sondages d’opinion, en matière politique, sont multiples. D’abord, le courage politique étant ce qu’il est, il est à craindre, et l’expérience semble valider ces craintes, que les programmes politiques ne soient plus construits sur la base des convictions des candidats, mais sur celle des réactions des électeurs. La « droitisation » des uns, la « gauchisation » des autres, les ajouts ponctuels de mesures oubliées dans le programme initial, sont autant de signes qui démontrent que les candidats manœuvrent pour toujours se mettre dans le sens du vent. Il n’est donc pas étonnant que la campagne électorale soit devenue une régate de bateaux ivres.
Surtout, il est mensonger de prétendre que les sondages sont des photographies de l’opinion. La méthode pseudo-scientifique qu’emploient les instituts de sondage, dont la recette est aussi secrète (et élaborée…) que celle du Coca-Cola, aboutit au mieux à des peintures impressionnistes, au pire à ce qui ressemble à de l’art naïf. Il est donc à craindre que les sondages ne reflètent pas mieux la réalité que la surface irisée d’un lac. Or, là est le danger. Pensant connaître l’avenir grâce aux « oracles sondagiers », le corps électoral s’adapte et évolue en fonction des sondages. Si tel sondage prédit faussement une évolution du corps électoral en faveur de l’un, il est à craindre, qu’en dépit de la réalité, le corps électoral s’adapte et suive la voie qu’on lui a indiquée. Et comment lui reprocher : quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. On comprend mieux l’avidité des hommes et femmes politiques à détecter des tendances dans les sondages…
Les sondages ne sont en rien une science, mais une fiction. Et puisque les instituts de sondage versent dans la science-fiction, ils feraient mieux de relire un de ses maîtres : Isaac Asimov. Dans son « Prélude à Fondation », paru en 1988, Asimov raconte l’histoire d’un scientifique qui invente une méthode mathématique pour prédire l’avenir, en éliminant le chaos. Las, sa méthode ne peut fonctionner que dans l’ignorance du public car « les émotions et réactions de l’humanité seront altérées » par la publication des résultats, ce qui entraînerait une modification du cours de l’histoire. N’est-ce pas ce que font les sondages ?
Et le droit dans tout cela. Il est bien impuissant. Le législateur apparaît comme un Don Quichotte étendant les bras pour empêcher la montée de la marée. Dès 1977, le Parlement a voté une loi relative à la publication et à la diffusion de certains sondages d’opinion. Le législateur souhaitait éviter que la publication de sondages électoraux ne vienne perturber la libre détermination du corps électoral. Pour cela, l’article 11 de la loi interdisait « la publication, la diffusion et le commentaire de tout » sondage électoral pendant une semaine précédant chaque tour de scrutin. Cette interdiction a d’abord été contournée en fait, par la publication sur Internet, depuis des sites de journaux étrangers, de sondages électoraux. Le conseil d’État, dans un arrêt du 2 juin 1999 a refusé de prendre en compte cette donnée, et a considéré que la loi française n’était pas contraire à l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme qui comprend le droit de communiquer des informations. La Haute juridiction administrative a en effet considéré que la restriction apportée à ce droit poursuivait un but légitime, la protection du libre choix électoral, et donc « les droits d’autrui » visés par l’article 10 § 2 de la Conv. EDH, et que l’interdiction, limitée dans le temps, était proportionnée à ce but.
La Cour de cassation a pourtant décidé exactement le contraire dans un arrêt du 4 septembre 2001. L’article 11 de la loi de 1977 ayant été frappé d’inconventionnalité, le législateur a dû réduire la période d’interdiction à la veille et au jour du scrutin par une loi du 19 février 2002, autant dire à rien du tout. De toute façon, même cette interdiction est contournée. Il suffit d’aller, le jour du scrutin vers 14 heures, sur les sites de journaux belges ou suisses pour trouver des sondages « sortis des urnes ».
Où comment le droit a du mal à lutter contre la politique du fait accompli.
Mathias Latina
Références
■ I. Asimov, « Prélude à Fondations », in Le cycle de fondation, t. 1 : Le déclin de Trantor, Omnibus, 2001, p. 18.
■ Loi n°77-808 du 19 juillet 1977 relative à la publication et à la diffusion de certains sondages d'opinion
Article 11, modifié par la loi n°2002-214 du 19 février 2002
« La veille de chaque tour de scrutin ainsi que le jour de celui-ci, sont interdits, par quelque moyen que ce soit, la publication, la diffusion et le commentaire de tout sondage tel que défini à l'article 1er. Cette interdiction est également applicable aux sondages ayant fait l'objet d'une publication, d'une diffusion ou d'un commentaire avant la veille de chaque tour de scrutin. Elle ne fait pas obstacle à la poursuite de la diffusion des publications parues ou des données mises en ligne avant cette date.
Sans préjudice des dispositions du troisième alinéa du présent article, dans les cas prévus à l'article 9 et lorsque la publication, la diffusion ou le commentaire du sondage est intervenu pendant les deux mois qui précèdent un tour de scrutin, la mise au point demandée par la commission des sondages doit être, suivant le cas, diffusée sans délai et de manière que lui soit assurée une audience équivalente à celle de ce sondage, ou insérée dans le plus prochain numéro du journal ou de l'écrit périodique à la même place et en mêmes caractères que l'article qui l'aura provoquée et sans aucune intercalation.
Lorsque pendant les deux mois qui précèdent un tour de scrutin, un sondage tel que défini à l'article 1er a été publié ou diffusé depuis un lieu situé hors du territoire national, la commission des sondages peut faire programmer et diffuser sans délai une mise au point par les sociétés nationales de radiodiffusion et de télévision. Elle peut aussi, le cas échéant, exiger des organes d'information qui, en France, auraient fait état sous quelque forme que ce soit de ce sondage la diffusion ou l'insertion, suivant le cas, d'une mise au point dans les conditions prévues à l'alinéa précédent.
Toutefois, dans le cas d'élections partielles, législatives, sénatoriales, régionales, cantonales ou municipales, se déroulant dans l'intervalle entre deux renouvellements de l'Assemblée nationale, du Sénat, des conseils régionaux, des conseils généraux ou des conseils municipaux, cette interdiction ne s'applique qu'aux sondages portant directement ou indirectement sur ces scrutins partiels.
L'interdiction ne s'applique pas aux opérations qui ont pour objet de donner une connaissance immédiate des résultats de chaque tour de scrutin et qui sont effectuées entre la fermeture du dernier bureau de vote en métropole et la proclamation des résultats. »
■ Article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme - Liberté d’expression
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
■ CE, Sect., 2 juin 1999, n°207752, AJDA 1999. 560.
■ Crim. 4 sept. 2001, n°00-85329, D. 2002, 1794.
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