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[ 2 juin 2020 ] Imprimer

La sanction de l’empiètement : vers une (r)évolution ?

Ceux qui ne sont pas las des analyses relatives à l’incidence de la covid-19 sur tel ou tel pan du droit trouveront sans doute le sujet de ce billet, consacré à la sanction de l’empiètement, anachronique. Réglée par des dispositions du Code civil qui datent de 1804, traitée en dernier lieu par un arrêt rendu le 19 décembre 2019, qui plus est sous la forme désormais classique des « attendus », cette question fleure bon le « monde d’avant »…

 

Il n’en reste pas moins que, dans le « monde d’après », aucun algorithme, ni aucune maladie ne feront cesser les haines recuites que catalysent les conflits de voisinage.

Lorsqu’une construction empiète sur le terrain d’autrui, la troisième chambre civile de la Cour de cassation est d’une particulière rigueur. Elle décide que puisque « nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique » (C. civ., art. 545), « la défense du droit de propriété contre un empiétement ne saurait dégénérer en abus » (Civ. 3e, 7 nov. 1990, n° 88-18.601), la mesure de l’empiètement important peu (Civ. 3e, 20 mars 2002, n° 00-16.015, 0,5 centimètres en l’espèce), pas plus que la bonne foi du constructeur (Civ. 3e, 21 nov. 1969) ou la mauvaise foi du propriétaire qui a gardé le silence pendant l’édification de la construction (Civ. 3e, 18 févr. 1998, n° 95-19.106).

Ainsi, la demande de démolition de la construction, formulée par le propriétaire, doit être accueillie, sauf s’il est possible de faire cesser l’empiètement par un autre moyen, comme le rabotage du mur litigieux (Civ. 3e, 10 nov. 2016, n° 15-25.113).

Cette solution peut être critiquée.

D’une part, elle se base sur la conception absolutiste de la propriété privée, telle qu’elle résulte de la Déclaration des droits de l’Homme (art. 17) et du Code civil (art. 544), conception qui a, depuis, largement reflué. Cela ne signifie pas que le droit de propriété n’est plus rien et qu’il ne doit plus recevoir de protection de nos juridictions. Toutefois, on comprend mal que la propriété privée soit aujourd’hui le seul droit à être exclu du raisonnement fondé sur le principe de proportionnalité, dont, par ailleurs, la Cour de cassation n’hésite plus à faire application.

Pourquoi le droit de propriété devrait-il être placé au-dessus de tous les autres droits fondamentaux ?

Certes, des promoteurs peu respectueux de la loi pourraient être tentés de jouer sur la politique du fait accompli en réalisant sciemment des empiètements. Mais, précisément, le principe de proportionnalité permettrait, dans de telles circonstances, de protéger le droit de propriété. 

L’avantage est qu’il permettrait également de faire cesser les chantages de voisins peu scrupuleux, se rendant compte bien des années plus tard, mais avant la prescription trentenaire, d’un empiètement. 

Combien de ces voisins se sont servis de ces empiètements véniels, dont les propriétaires sont parfois innocents, pour obtenir des contreparties astronomiques sous la menace d’une action en démolition ?

Combien de procès ont-ils été intentés victorieusement, au motif que la défense du droit de propriété ne peut dégénérer en abus ou en faute, alors qu’ils n’avaient pour fondement que d’insignifiants conflits familiaux ou de voisinage ?

D’autre part, dans une situation distincte, mais connexe, la règle vient d’évoluer à l’initiative du législateur. Jusqu’à l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 10 février 2016, la troisième chambre civile estimait que les juges du fond ne pouvaient pas refuser de prononcer l’exécution forcée du contrat de construction de maison individuelle même si la mise en conformité de la construction avec les spécifications contractuelles obligeait à détruire et à reconstruire entièrement la maison (Civ. 3e, 11 mai 2005, n° 03-21.136).

Lorsque le vice de la construction consistait en un défaut d’altimétrie de quelques dizaines de centimètres (33 centimètres dans l’arrêt de 2005), le remède pouvait paraître extrême. C’est la raison pour laquelle le législateur a décidé de permettre au juge de refuser d’ordonner l’exécution forcée si le coût de cette exécution forcée pour le débiteur de bonne foi est manifestement disproportionné par rapport à l’intérêt que le créancier pourrait en retirer (C. civ., art. 1221).

Où l’on voit que le principe de proportionnalité peut limiter le sacro-saint principe de la force obligatoire du contrat.

L’espoir d’une évolution de la troisième chambre civile en matière d’empiètement semblait toutefois vain.

D’abord, parce que, dans un arrêt du 21 décembre 2017 (n° 16-25.406), cette chambre avait, une nouvelle fois, refusé de faire application du principe de proportionnalité en la matière ou de considérer que la défense du droit de propriété pouvait dégénérer en abus : 

« Mais attendu que tout propriétaire est en droit d’obtenir la démolition d’un ouvrage empiétant sur son fonds, sans que son action puisse donner lieu à faute ou à abus ; que l’auteur de l’empiètement n’est pas fondé à invoquer les dispositions de l’article 1er du Protocole additionnel n° 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dès lors que l’ouvrage qu’il a construit méconnait le droit au respect des biens de la victime de l’empiétement ».

Ensuite, parce que, dans un arrêt du 12 avril 2018 (n° 17-26.906), cette même chambre, dans une situation exactement similaire à celle ayant donné lieu à l’arrêt de 2005 (défaut d’altimétrie de 40 centimètres), avait refusé de faire une application anticipée de la nouvelle exception à l’exécution forcée, et ce alors qu’une chambre mixte avait annoncé que la Cour de cassation se réservait la possibilité de mettre en concordance les règles jurisprudentielles anciennes avec les nouveaux principes légaux (ch. mixte, 24 févr. 2017, n° 15-20.411). 

Même s’il est difficile de trouver les raisons profondes d’un tel refus, on pouvait imaginer que c’était parce que la troisième chambre civile ne trouvait pas la nouvelle solution supérieure à celle qu’elle appliquait jusque-là…

C’est donc contre toute attente qu’une décision, rendue le 19 décembre 2019 (n° 18-25.113), a redonné un espoir d’évolution. 

Dans cette affaire, une maison d’habitation empiétait sur l’assiette d’une servitude de passage. Il semble clair, même si l’anonymisation de la décision rend sa lecture particulièrement pénible, qu’il y avait, en sous-bassement de l’action en destruction de la construction litigieuse, un conflit familial, un certain Monsieur K. L., propriétaire en indivision du fonds dominant, ayant agi à l’encontre de la propriétaire de la construction, Madame B. L. qui avait reçu le terrain en donation de son père, Monsieur R. L, également propriétaire indivis du fonds dominant…

En son point le plus étroit, la construction amputait l’assiette de la servitude de plus de la moitié. 

Les juges du fond, fidèles à l’intransigeance de la troisième chambre civile en matière d’empiètement, décidèrent que puisque l’on ne pouvait pas imposer un déplacement de l’assiette de la servitude au propriétaire du fonds dominant, il convenait de prononcer la démolition de la construction. 

Alors que l’on pouvait raisonnablement s’attendre à un soutien de la troisième chambre civile, cette dernière censura sèchement cette décision au motif « qu'en statuant ainsi, sans rechercher, comme il le lui était demandé, si la mesure de démolition n'était pas disproportionnée au regard du droit au respect du domicile de Mme L. et de M. P., la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ».

Ainsi, avant d’ordonner la démolition, les juges auraient dû vérifier, puisque cela leur avait été demandé, la proportion entre, d’une part, la mesure de démolition et, d’autre part, le droit au respect du domicile.

Il faut être prudent quant à l’interprétation de cet arrêt et, notamment, quant à sa portée sur les empiètements sur la propriété d’autrui. Ici, c’est une servitude qui subissait l’empiètement, c’est-à-dire un droit réel démembré et non un droit de propriété plein et entier.

La troisième chambre civile pourrait donc maintenir sa jurisprudence en se retranchant derrière, d’une part, l’absolutisme du droit de propriété, « droit inviolable et sacré » et, d’autre part, l’argument de texte tiré de l’article 545 du Code civil.

Ce ne serait pas nécessairement cohérent. Une servitude est un droit réel auquel l’empiètement porte atteinte. Pourquoi la servitude pourrait-elle souffrir une atteinte, dès lors que sa correction serait disproportionnée par rapport au droit au respect du domicile de l’auteur de l’atteinte, mais pas le droit de propriété ? 

La servitude confère pourtant certains des attributs de la propriété au propriétaire du fonds dominant et l’on ne voit pas pourquoi les attributs conférés, parce qu’ils seraient détachés des autres, seraient alors susceptibles d’atteinte alors que, réunis à tous les autres au sein de la propriété, ils deviendraient inviolables. 

En outre, l’article 701 du Code civil aurait fort bien pu servir de base textuelle permettant d’exclure tout recours au principe de proportionnalité. Ce dernier n’énonce-t-il pas que « le propriétaire du fonds débiteur de la servitude ne peut rien faire qui tende à en diminuer l'usage, ou à le rendre plus incommode » ?

Restreindre la portée de cette décision aux seuls empiètements relatifs aux servitudes ne ferait donc pas grand sens.

Surtout, on ne peut s’empêcher de remarquer que l’attendu principal de l’arrêt du 19 décembre 2019 est rédigé de manière très large. 

En effet, la troisième chambre civile n’a pas demandé aux juges du fond de comparer, d’une part, l’atteinte à la servitude et, d’autre part, l’atteinte au droit au respect du domicile. Elle a demandé que soit mis, dans un des plateaux de la balance, la mesure de démolition et, dans l’autre, le droit au respect du domicile.

La solution est donc générale. C’est la mesure de démolition qui peut porter atteinte au droit au respect du domicile. Dès lors, il faut que les juges vérifient, au regard des circonstances, si cette sanction est justifiée. Peu importe donc que le droit atteint, auquel la démolition est censée restituer son intégrité, soit un droit réel démembré ou un droit de propriété plein et entier.

Il faudra toutefois attendre une prochaine affaire pour savoir si cet arrêt était une décision qui préfigurait une (r)évolution en matière d’empiètement ou si elle venait simplement réaffirmer, en creux, le statut particulier de la propriété en droit français.

 

Auteur :Mathias Latina


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