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Le billet
« La vie c’est la fête, pas le Code pénal »
Invité à réagir à la pétition qui s’offusquait de son choix comme parrain du Printemps des poètes Sylvain Tesson s’est défendu notamment par cette formule qui donne son titre au présent billet : « La vie c’est la fête, pas le Code pénal ».
La publication toute récente par les éditions Les Belles Lettres des deux derniers volumes du Journal de Philippe Muray, (1945-2006), qui n’aimait ni le Code pénal ni la dérive hyperfestive de notre époque, offre précisément l’occasion de réfléchir à l’actualité de la liberté d’expression à l’aune de sa puissante et redoutable plume (Ph. Muray, Ultima Necat, V, Journal intime 1994-1995, Édition établie par Anne Sefrioui, Les Belles Lettres, Paris, mars 2024).
Jetons sur le papier trois moments. La mort d’Alexeï Navalny dans la colonie pénitentiaire IK-3, à Kharp, en Iamalie, le 16 février 2024, la décision du Conseil d’État du 13 février 2024 enjoignant à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) de réexaminer dans un délai de six mois le respect par la chaîne CNews de ses obligations en matière de pluralisme et d’indépendance de l’information, et donc la pétition contre la nomination de Sylvain Tesson comme parrain du Printemps des Poètes. Le tragique russe ne doit surtout pas empêcher de penser le tragi-comique français.
■ « Ce qu’il y avait de bien, observait Philippe Muray, si l’on peut dire, avec les régimes totalitaires, c’est qu’ils se montraient. Leurs infâmes programmes de contrôle et de domination n’étaient un secret pour personne » (Ph. Muray, Essais, Les Belles Lettres, Paris, 2010). Fidèle à cette triste lignée totalitaire Vladimir Poutine se montre aussi. Il haïssait Alexei Navalny (selon les propos de Maria Pevchikh rapportés dans l’Express, v. ici), qui en est mort. Amnesty international en faisait un prisonnier d’opinion, c’est-à-dire « une personne emprisonnée non pour avoir agi, mais pour avoir simplement exprimé ses opinions ou convictions ». Si la Russie faisait encore partie, il y a peu, du Conseil de l’Europe, elle n’en est pas moins une autocratie oppressive, au droit répressif épais et violent, devant lesquels il ne semble pas illégitime de dresser Dostoïevski et ses Souvenirs de la maison des morts, ou Soljenitsyne et son Archipel du Goulag.
« Il en va d’une autre manière dans nos démocraties terminales, continuait Muray, où la répression et le contrôle sont en quelque sorte autogérés, et où c’est de la "base" elle-même que montent aujourd’hui les demandes de servitude, notamment par la réclamation incessante de nouvelles lois à n’importe quel propos » (Ph. Muray, préc., p. 1385). En France, le danger semble bien en effet d’une tout autre nature que dans les systèmes totalitaires pourtant régulièrement brandis à l’occasion de ces polémiques infernales autour de la liberté d’expression. Pascal Praud et les chroniqueurs de CNEWS ne risquent pas le bagne, Sylvain Tesson devrait échapper à la prison… Sur quelle littérature s’appuyer alors pour comprendre cette invraisemblable répétition des attaques des matons et mutins de panurge si bien décrits par Muray ? La sienne pourrait bien sûr en être une !
Libéral à l’américaine, Muray était soucieux d’établir une « théorie de l’accumulation illimitée du capital plaintif » (Ph. Muray, Festivus, festivus, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2008, P. 72), et fustigeait tous ceux qui, frappés par « la fièvre cafteuse » (Ph. Muray, préc., p. 123), n’ont de cesse de réclamer des lois en tous genres, d’occuper les prétoires, de pétitionner à tout va, au nom du Bien et de la diversité des valeurs. Là où les régimes totalitaires ou la censure de jadis n’avaient jamais eu besoin de se revendiquer de la liberté d’expression pour nuire à la liberté d’expression, nos nouveaux plaideurs, qui ne cessent de se multiplier, se parent des plus belles vertus pour faire régner l’ordre triste de leur pensée rigide.
■ Dans l’affaire qui agite la France de la télévision, Muray n’aurait-il pas été effaré de voir Reporters sans Frontières (RSF), organisation internationale à but non lucratif, qui se présente comme « aux avant-postes de la défense et de la promotion de la liberté de l’information », ne cibler d’une action devant l’ARCOM puis devant le Conseil d’État qu’une seule et unique chaîne de télévision, quand n’importe quel téléspectateur attentif perçoit bien que le problème du respect de l'exigence d'honnêteté de l'information est amplement partagé par l’ensemble du paysage audiovisuel ou radiophonique français ? (à propos de la décision du CE elle-même, les juristes semblent divisés quant à l’interprétation qu’il convient d’en donner. Pour une position très critique, v. notamment la tribune collective du Cercle Droit et Débat public, présidé par Noëlle Lenoir, « Affaire Arcom-CNews : le pluralisme menacé… au nom du pluralisme ! », Le Point.fr, 19 févr. 2024 ; pour des positions plus nuancées, v. notamment C. Broyelle « En France comme ailleurs, le pluralisme des médias ne résulte pas du jeu du marché, il se construit », Le Monde, 28 févr. 2024, P. 28 ; A.M. Le Pourhiet : « Faut-il vraiment faire confiance au pouvoir des hautes institutions juridiques ? », Lejdd.fr, 22 févr. 2024).
■ Dans l’affaire qui accable Sylvain Tesson, Muray n'aurait-il pas été éberlué de le voir chassé, ainsi que son œuvre, d’une définition de la poésie qui prône dans le même temps la tolérance : « Nous soutenons que la banalisation d'une idéologie réactionnaire incarnée par Sylvain Tesson va à l'encontre de l'extrême vitalité de la poésie revendiquée par le Printemps des poètes. La poésie est une parole fondamentalement libre et multiple. Elle ne saurait être neutre, sans position face à la vie. La poésie est en nous, elle porte nos douleurs » (Libération, préc., p. 21) ?
« Personne n'a jamais reproché à Balzac de décrire le monde que tout le monde connaissait », note Muray dans son Journal le 25 janvier 1994. Muray s’est attelé à le faire pour notre époque. Il a montré, notamment aux juristes, que « l’envie du pénal est une démence pure et simple »(Ph. Muray, Festivus, Festivus, préc., p. 70). Qu’on prenne le temps d’y réfléchir en ne négligeant jamais de desserrer l’étau du droit quand d’autres phénomènes normatifs peuvent faire utilement l’affaire… Il existe par exemple des lois de l’esprit (V. P. Engel, Les lois de l’esprit. Julien Benda ou la raison, Paris, Éditions Ithaque, 2012) … Elles réhabilitent des expressions d’antan : sottise, figarisme… Mots désuets. Maux d’actualité…
Références :
■ V. S. Tesson, Le Figaro La Nuit, 22 févr. 2024, ici
■ CE 13 févr. 2024, n° 463162 A : AJDA 2024. 295 ; D. 2024. 312, et les obs.
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