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[ 7 décembre 2020 ] Imprimer

L’abbé Bouteyre, mort ou résurrection ?

Heureusement que la crise sanitaire ne nous empêche pas de parler du sujet favori des « passions françaises », la liberté religieuse… Rappelez-vous encore il y quelques jours la contestation de cette « jauge » pour la messe du Dimanche, et ces évêques tous proches de la désobéissance civique avant que le Conseil d’État ne vienne déjuger cette jauge et alléger ce joug.

 

 

 Mais rassurez-vous, chers lecteurs, je ne vous infligerai pas un énième commentaire sur la proportionnalité des mesures de police sanitaire. Je voudrais plutôt vous parler plutôt d’un illustre vieillard, l’abbé Bouteyre, que le Ministre de l’instruction publique exclut de l’agrégation de philosophie en 1911 motif pris de ce que « l’état ecclésiastique auquel il s’était consacré s’oppos(ait) à ce qu’il soit admis dans le personnel de l’enseignement public dont le caractère est la laïcité » décision que le Conseil d’État valida en 1912.

Mais, me direz-vous, pourquoi donner des nouvelles de ce vieillard cacochyme (nous parlons ici de l’arrêt et non du requérant dont Charles Maurras vantait les qualités en le désignant comme « jeune prêtre intéressant » dans l’Action Française) , que les Grands arrêts de la jurisprudence administrative n’ont conservé dans leur Panthéon qu’au prix d’une réserve de taille : « il est douteux que la position adoptée par le Conseil d'État en 1912 soit toujours représentative de l'état du droit en ce qui touche l'accès des ecclésiastiques à l'enseignement public » ? 

Oh, ce n’est pas qu’un nouvel arrêt soit venu revivifier l’ancienne jurisprudence. Il n’y a plus assez de prêtres et plus assez de candidats à l’agrégation pour que l’administration se livre à de semblables refus d’admission à concourir.

Au prêtre face à l’enseignement public se substitue aujourd’hui un nouveau couple : le diacre face à la juridiction administrative. 

C’est en effet la question singulière qui a été posée au collège de déontologie de ladite juridiction administrative : un magistrat administratif peut-il être ordonné diacre ?

Voilà la réponse que vient d’apporter le collège : « … l’autorité publique (…), ne peut légalement, en dehors de toute procédure disciplinaire ou d’un abandon de poste, mettre fin aux fonctions d’un fonctionnaire titulaire ou lui refuser un emploi correspondant à sa qualification s’il n’est pas établi que cet agent se trouve dans une situation incompatible avec la poursuite de son activité ». (…) « si les dispositions constitutionnelles qui ont établi la laïcité de l’État et celle de l’enseignement imposent la neutralité du service de l’enseignement à l’égard de toutes les religions, elles ne mettent pas obstacle par elles -mêmes à ce que des fonctions de ces services soient confiées à des membres du clergé » (CE, avis et recommandations du collège de déontologie, 6 nov. 2020, n° 2020/5)

Il en résulte que si, par lui-même, le fait de devenir diacre ne fait pas obstacle à la poursuite de l’exercice d’une fonction publique, fût-elle juridictionnelle, et si, au cas particulier, ne ressort du dossier aucune donnée propre à l’espèce dont découlerait une situation incompatible avec la poursuite de cette fonction, cette compatibilité est strictement subordonnée à l’observation de précautions propres à éviter que, du fait de cette situation particulière, soient altérées - ou puissent paraître l’être aux yeux des justiciables - les garanties de neutralité, d’indépendance et d’impartialité qu’on est en droit d’attendre de tout magistrat.

À ce titre l’intéressé devrait d’abord veiller à ce que la « lettre de mission » que, semble-t-il (https://diaconat.catholique.fr/), un diacre reçoit de son évêque à la suite de son ordination, ne prévoie aucune interférence avec sa fonction juridictionnelle.

Plus généralement, il conviendrait que les fonctions au service de l’Église soient exercées dans un diocèse situé en dehors du ressort de la juridiction d’affectation ; que le magistrat fasse ses meilleurs efforts pour qu’il ne soit pas fait état dans ce ressort de sa qualité de diacre ; qu’il s’abstienne de siéger dans des affaires touchant aux cultes ou à des questions de société ayant, en droit ou en fait, directement ou indirectement, un lien avec la religion.

Son attention doit par ailleurs être appelée sur le fait que son état ecclésiastique pourrait poser problème si, dans la suite de sa carrière, il était candidat à certaines fonctions et notamment celles de chef de juridiction ».

Cet avis, il le souligne d’ailleurs dans un autre passage, reprend les motifs de principe d’un avis rendu par le Conseil d’État en 1972, commenté par le Président Jean Paul Costa dans les Grands avis du Conseil d’État, avis « miroir » de l’arrêt Abbé Bouteyre considérant que le fait d’embrasser l’état ecclésiastique n’est pas une cause d’incompatibilité avec l’activité d’enseignant (avis, sect. int., n° 309354 du 21 sept. 1972, Les grands avis du Conseil d’État, Dalloz, 3e éd., p. 101).

Jusque-là rien d’étonnant. De même que n’aurait pas non plus été étonnant que le collège de déontologie rappelât l’obligation de réserve s’imposant audit magistrat, que ce soit dans l’expression d’opinions ou dans sa tenue vestimentaire, dans la logique de l’avis contentieux du 3 mai 2000, Mlle Marteaux. Mais on se doute bien qu’il n’était que peu envisageable qu’il siégeât en soutane ou soumît le délibéré à la grâce de Dieu.

Alors, me direz-vous chers lecteurs, hormis le déluge d’imparfaits du subjonctif que je viens de vous imposer, où l’étonnement a-t-il son siège, dans cet avis ? 

Et bien, il l’a dans les réserves déontologiques dont il est assorti. On demande au diacre de ne pas exercer de fonctions dans les diocèses situés dans le ressort du Tribunal dont il dépend, on lui demande de ne pas siéger non seulement dans des affaires religieuses mais même dans celles posant « des questions de société ayant, en droit ou en fait, directement ou indirectement, un lien avec la religion », ce qui aussi vaste qu’imprécis. Et même, sur un fondement qui n’est pas explicité dans l’avis et que nous n’avons pas pu identifier que cet état « pourrait poser problème » en cas de candidature à des fonctions de chef de juridiction.

Si l’on compare ces réserves avec celles que la charte de déontologie impose, par exemple pour des activités associatives (n° 51, p. 65), force est de constater que là où pour des associations seules des « activités de premier plan » peuvent poser un problème déontologique, ici toutes les fonctions ecclésiastiques sont visées. De même, le soupçon que la « lettre de mission » qu’adresse l’évêque à son diacre ne puisse interférer avec les fonctions juridictionnelles est inédit et même dans des affaires aussi sensibles que celles de la situation de la femme de l’ancien Ministre de l’intérieur, responsable départementale d’un parti politique au pouvoir aucune réserve n’a été faite par le collège sur les éventuelles instructions qu’elle pourrait recevoir des responsables de ce parti (avis n° 2018/1 du 7 févr. 2018).

Est-ce à dire que les opinions religieuses présentent une sensibilité plus grande et nécessitent davantage de précautions que les opinions politiques ?

Est-ce à dire que notre vieil arrêt « Abbé Bouteyre » est en train de ressusciter ? Je n’oserais l’affirmer car je craindrais en accréditant l’idée que je crois à la résurrection de devoir me soumettre aux restrictions déontologiques à la liberté d’expression qui, on le sait n’épargnent plus guère les universitaires par les temps qui courent…

 

Auteur :Frédéric Rolin


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