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Le billet
L’affaire Vincent Lambert saisie par les conflits de systèmes juridiques
Il est difficile de reprocher à ceux des parents de Vincent Lambert qui refusent d’accepter la mise en œuvre la décision d’arrêt des soins validés par le Conseil d’État de multiplier les recours pour tenter de parvenir à leurs fins. Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir sur le fond de la question, lorsque la vie d’un homme est en jeu il n’est pas possible de parler d’acharnement judiciaire.
Mais force est de constater que la multiplicité de ces recours a conduit à une situation juridique difficile à appréhender pour le profane et même, à dire vrai, pour le juriste. Impression qui a pu être renforcée par les récentes décisions contradictoires rendues par le juge judiciaire et le juge administratif sur la question d’une nouvelle suspension de la procédure d’arrêts des soins qui avait été engagée.
Pour essayer de comprendre comment ces dernières décisions sont intervenues, et en quoi elles sont une manifestation des conflits de systèmes juridiques par lesquels notre droit contemporain est de plus en plus marqué, il faut commencer par faire un retour, que l’on aurait voulu bref mais qui ne le sera malheureusement pas, sur la situation telle qu’elle se présentait antérieurement.
À la suite de l’arrêt rendu le 24 avril 2019 par le Conseil d’État (n° 428117), il semblait que le processus d’arrêt des soins et de mise en sédation profonde était définitivement validé. Cet arrêt faisait suite d’une part à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme du 5 juin 2015 considérant que la mise en œuvre de ce processus ne constituait pas une violation de l’article 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et de celle du Conseil constitutionnel du 2 juin 2017 (n° 2017-632 QPC) écartant la question prioritaire de constitutionnalité dirigée contre les dispositions du code de la santé publique qui organisait la procédure médicale et administrative conduisant à cet arrêt des soins.
L’arrêt du Conseil d’État de 2019 n’est d’ailleurs sur le fond qu’une reprise de sa précédente décision du 24 juin 2014 (n° 375081). Il s’explique par le fait que l’arrêt des soins validés en 2014 n’avait pas été mis en œuvre et qu’une nouvelle décision avait dû être prise en 2018 donnant lieu à une nouvelle procédure contentieuse.
C’est la même logique qu’a poursuivie la Cour européenne des droits de l’homme qui a refusé à deux reprises de prendre des mesures provisoires de suspension de l’exécution de la décision d’arrêt de soins jusqu’à ce qu’elle ait statué sur le fond de la requête qui lui était soumise. La dernière décision du 20 mai 2019 refusant de prononcer ces mesures provisoires indique d’ailleurs que la Cour considère « qu’aucun élément nouveau de nature à lui faire adopter une position différente (de celle qu’elle avait adoptée en 2015) ne lui a été présenté par les requérants.
Les requérants n’avaient sans doute guère d’illusions sur la séquence des décisions administratives et juridictionnelles qui s’est déroulée après le rejet de la question prioritaire de constitutionnalité de 2017 : en droit constitutionnel, en droit administratif, et en droit de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme tout avait été jugé dans le sens de la validité de la procédure d’interruption des soins.
Jusque-là, donc, l’ordre constitutionnel, européen et administratif avait fonctionné de manière cohérente et convergente en dehors, justement de tout conflit de système.
C’est sans doute pourquoi les requérants ont cherché à saisir une autre instance, espérant sans doute obtenir auprès d’elle une écoute plus attentive ou du moins différente de celle des institutions que l’on vient d’évoquer. En somme introduire dans le débat un nouvel ordre juridique.
Cette nouvelle instance c’est le comité institué par l’article 34 de la convention des Nations unies du 13 décembre 2006 relative aux droits des personnes handicapées et dont les missions sont définies dans le « protocole facultatif » se rapportant à cette convention. Cette convention et ce protocole ont été signés et ratifiés par la France et ils ont été publiés au journal officiel (Décr. n° 2010-356 du 1er avr. 2010 portant publication de la convention relative aux droits des personnes handicapées (ensemble un protocole facultatif), signée à New York le 30 mars 2007).
Le protocole facultatif donne notamment compétence au comité pour « recevoir et examiner les communications présentées par des particuliers ou de particuliers… qui prétendent être victimes d’une violation par un État des dispositions de la convention » (art. 1er), ces communications pouvant déboucher sur la mise en œuvre d’une enquête et « d’observations et de recommandations » (art. 6). Mais surtout dans son article 4, le protocole prévoit qu’« après réception d’une communication et avant de prendre une décision sur le fond, le comité peut à tout moment soumettre à l'urgente attention de l’État partie intéressé une demande tendant à ce qu’il prenne les mesures conservatoires nécessaires pour éviter qu’un dommage irréparable ne soit causé aux victimes de la violation présumée ».
En l’occurrence, le comité saisi par les requérants a, le 3 mai 2019, « demandé à la France de prendre les mesures nécessaires pour veiller à ce que l’alimentation et l’hydratation de Vincent Lambert ne soient pas suspendues pendant le traitement de son dossier par le comité ». Toutefois, l’État français, par des observations présentées au comité le 7 mai 2019 à écarter cette demande en considérant « qu’une nouvelle suspension priverait d’effectivité le droit du patient à ne pas se subir d’obstination déraisonnable et qu’en conséquence la mesure conservatoire ne serait pas mise en œuvre ».
Les requérants ont alors saisi le tribunal administratif de Paris sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, considérant que la décision de ne pas mettre en œuvre la mesure conservatoire constituait une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Cependant, par une ordonnance du 15 mai 2019, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté cette requête (n° 1910066).
On ignore si un appel a été formé devant le Conseil d’État contre cette ordonnance de référé mais en revanche on sait que les requérants ont alors saisi le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris lui demandant de dire que le refus de prendre la mesure conservatoire demandée par le comité constituait une voie de fait qu’il appartenait au juge judiciaire de censurer. Par un jugement du 17 mai 2019 « en état de référé », le tribunal de grande instance de Paris a rejeté cette demande.
Mais en appel, la cour d’appel de Paris a annulé ce jugement, considérer que le refus de prendre la mesure conservatoire demandée et de poursuivre l’exécution de l’interruption des traitements constituait une voie de fait, qu’il était de ce fait compétent pour y statuer et en l’occurrence pour ordonner à l’État de prendre toutes mesures aux fins de faire respecter les mesures provisoires demandées par le comité jusqu’au prononcé de sa décision.
C’est cette décision de la cour d’appel qui a fait couler autant d’encre dans la dernière ligne droite de la campagne électorale pour les élections européennes et qui a peut-être même eu une part, nous disent les commentateurs politiques, dans le résultat de ces élections.
Mais elle manifeste surtout ce conflit de systèmes juridiques que nous avons évoqué. C’est même un double conflit qui émerge : entre l’ordre juridictionnel judiciaire et l’ordre juridictionnel administratif d’une part, entre l’ordre juridique du droit de la convention des personnes handicapées et le droit interne, d’autre part.
Ce conflit de systèmes s’articule autour de deux questions : les autorités nationales sont-elles tenues de mettre en œuvre les demandes de mesures provisoires qui lui sont adressées par le comité et si elles ne le font pas, leur attitude est-elle constitutive d’une voie de fait ?
Ce n’est pourtant pas dans cet ordre que nous allons examiner ces questions. Nous allons commencer par essayer de résoudre le conflit de systèmes propres à notre ordre juridique interne en essayant de déterminer si une atteinte au droit à la vie peut être regardée comme constitutive d’une voie de fait (I) pour ensuite réfléchir au caractère obligatoire ou non des mesures provisoires demandées par le comité (II).
I Une atteinte au droit à la vie peut-elle être constitutive d’une voie de fait ?
À cette première question on est conduit à apporter, en considération du droit positif une réponse clairement négative.
Rappelons que depuis la décision du Tribunal des conflits du 17 juin 2013, Bergoend, la voie de fait qui ouvre la compétence au juge judiciaire a été restreinte aux hypothèses dans lesquelles une décision administrative ou son exécution porte une atteinte « à la liberté individuelle » et non plus selon la formule des arrêts antérieurs « à une liberté fondamentale » (nous mettons à part la question de l’atteinte à la propriété qui n’est bien évidemment pas le sujet ici).
Comme le souligne le professeur Delvolvé dans le commentaire qu’il a donné de cet arrêt (RFDA 2013. 1041), la notion de liberté individuelle renvoie à la définition de l’article 66 de la Constitution et reçoit dans la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel une définition restrictive : la liberté individuelle ne concerne que l’habeas corpus et vise essentiellement les cas d’arrestation de détention d’emprisonnement ou d’internement. Au-delà, poursuit le professeur Delvolvé, « même si la personne de l’individu est en cause il ne s’agit plus de sûreté » de sorte que le droit au respect de la vie ne fait pas partie intégrante de la liberté individuelle.
Il y a dès lors deux manière d’essayer d’expliquer la décision rendue par la cour d’appel, l’une juridique l’autre plus politique.
Juridiquement on pourrait être tenté de considérer que le droit à la vie est susceptible d’entrer dans le champ de la liberté individuelle lorsqu’il constitue un « accessoire » à une restriction à la liberté individuelle entendue dans son sens restreint. Par exemple, dans le cas d’actes de torture pratiqués sur une personne détenue. On pourrait à cet égard souligner que la révision constitutionnelle de 2008 a ajouté à l’article 66 de la Constitution un article 66-1 qui constitutionnalise l’interdiction de la peine de mort et semble ainsi lier liberté individuelle et interdiction de l’atteinte au droit à la vie.
Mais cette argumentation est très fragile. D’abord parce que ce lien entre article 66 et article 66-1 de la Constitution résulte davantage d’une proximité des deux textes que des liens juridiques qui auraient été opérés entre eux. Ensuite parce qu’en droit pénitentiaire, le Conseil d’État a toujours considéré comme relevant de sa compétence les risques d’atteinte au droit à la vie, sans égard pour le fait que les personnes considérées faisaient l’objet de restrictions de leur liberté individuelle. Enfin, et même si l’on admettait ce lien, il serait néanmoins difficile de considérer que Vincent Lambert est dans une situation d’atteinte à sa liberté individuelle.
Au total, donc, cette « piste juridique » ne semble pas en mesure de justifier solidement la décision prise par la cour d’appel.
Il faut alors plus vraisemblablement considérer que cette décision de la cour d’appel relève davantage d’une rébellion contre la restriction de la voie de fait aux atteintes à la liberté individuelle, liberté individuelle elle-même entendue de manière restrictive en raison de la jurisprudence récente du Conseil constitutionnel. Jusqu’à présent, le juge judiciaire et tout particulièrement la Cour de cassation avait joué le jeu de l’application de l’arrêt du Tribunal des conflits de 2013, acceptant cette restriction du périmètre de la voie de fait. Mais la situation particulière de Vincent Lambert et le refus du tribunal administratif de Paris d’ordonner la suspension de l’arrêt des traitements après la demande de mesures conservatoires faites par le comité ont pu changer la donne. La situation n’est pas sans rappeler celle qui fut, il y a un peu plus de 20 ans, à l’origine de la création du référé liberté devant le juge administratif. On sait en effet que face à l’absence de procédures efficaces devant le juge administratif, face à des atteintes aux libertés, les juges judiciaires du fond usaient fréquemment de la voie de fait, dans un sens très largement entendu, pour ordonner leur cessation. Cela avait été critiqué en particulier par le professeur Chapus en ces termes : « il y a « une tendance judiciaire, notamment illustrée par les juges des référés, à abuser de la voie de fait, diagnostiquant son existence à tort et à travers... Actuellement, le Tribunal des conflits ne cesse de censurer des appréciations judiciaires qui, de façon tout aussi abusive, concluent à la voie de fait alors que (dans le meilleur des cas, si l'on peut dire), il y a eu, tout au plus, illégalité » (Droit administratif général, t. 1, 10e éd., p. 797-798) ». Une affaire, tout particulièrement, avait en 1996 défrayé la chronique lorsque le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris avait censuré une décision administrative interdisant le débarquement de passagers clandestins d’un navire qui faisait escale dans un port français. Si le Tribunal des conflits finit par considérer que c’était à tort que le tribunal de grande instance a été reconnu compétent car il n’y avait pas voie de fait (T. confl. 12 mai 1997, Préfet de police, RFDA 1997. 514, concl. J. Arrighi de Casanova), il eut une indéniable prise de conscience sur la nécessité de créer une procédure efficiente devant le juge administratif en de telles circonstances et elle inspira directement les auteurs de la réforme des référés administratifs du 30 juin 2000.
Peut-être est-ce à une rébellion du même ordre que nous assistons ici, le juge judiciaire refusant de se résigner au fait que l’on n’aille pas jusqu’au bout des procédures engagées par les requérants avant de procéder à l’interruption des traitements de Vincent Lambert.
En ce qu’elle retient la compétence de la juridiction judiciaire sur le fondement de la voie de fait, la décision rendue par la cour d’appel est donc indéniablement fragile. Mais elle constitue sinon une rébellion, du moins une alerte sur la nécessité de prendre au sérieux l’argument tiré de la nécessité de respecter la demande de mesures provisoires formées par le comité attaché à la convention sur les droits des personnes handicapées.
II Les effets juridiques des mesures provisoires demandées par le comité des droits des personnes handicapées.
La question est ici beaucoup plus délicate. Il s’agit de savoir si la demande de mesures provisoires formulées par le comité a un caractère obligatoire pour les autorités françaises, caractère obligatoire qu’il appartiendrait aux juridictions, et plus spécifiquement lorsqu’il s’agit d’une décision administrative aux juridictions administratives de faire respecter.
À titre liminaire, il faut ici écarter deux questions qui ne se posent pas.
La première question qui ne se pose pas est celle de l’effet juridique des recommandations que serait susceptible d’émettre le comité à la fin de l’examen de la procédure engagée par les requérants : tout le monde est d’accord sur le fait que les recommandations de ces comités ne présentent pas de caractère contraignant en droit interne. Si elles présentent « un caractère obligatoire », c’est uniquement en droit international public et donc leur méconnaissance a simplement pour conséquence d’engager la responsabilité internationale de l’État (V. sur ce point, Y. Kerbrat, organisation des Nations unies – Comité des droits de l'homme et autres comités mis en place par les conventions de protection des droits de l'homme des Nations Unies, J.-Cl. International, fasc. 121-40, n° 71 s.) en revanche, la jurisprudence du Conseil d’État comme de la Cour de cassation est constante sur le fait qu’elles ne s’imposent pas aux autorités administratives (V. par ex. CE 11 oct. 2001, Hauchemaille, n° 238849).
Mais ici, la question n’est pas celle de la valeur que pourrait avoir la recommandation finale mais des effets des mesures provisoires, lesquelles comme on le verra relèvent d’une toute autre logique.
La deuxième question qui ne se pose pas et celle de savoir s’il y a eu en l’occurrence une méconnaissance de la convention sur les droits des personnes handicapées par les autorités françaises dans l’affaire Vincent Lambert. Le Conseil d’État, dans sa décision du 24 avril 2019 répond par la négative avec un prudent « en tout état de cause » qui manifeste que le caractère opérant du moyen n’est pas certain. De fait, peut-on regarder Vincent Lambert comme un handicapé au sens de la convention, cela n’est pas certain, et peut-on considérer dans l’affirmative qu’il y a méconnaissance de certaines des dispositions de la convention, cela est là encore loin d’être certain.
Mais cette question ne se pose pas non plus, il appartiendra le cas échéant au comité de le déterminer dans sa recommandation finale. Force est toutefois de constater qu’alors qu’il en a le pouvoir il n’a pas rejeté la demande des requérants sur la base de l’article 2 du protocole facultatif qui lui permet de déclarer irrecevable une telle demande lorsqu’elle est manifestement mal fondée.
La seule question qui se pose donc est une question plus procédurale que substantielle : est-ce que les mesures provisoires demandées par un comité attaché à une des conventions de protection des droits de l’homme signées sous l’égide des Nations unies s’imposent aux autorités nationales et est-ce qu’il appartient au juge interne de censurer ceux des actes des autorités nationales qui ne respecteraient pas ?
Nous touchons ici à une question fondamentale qui a beaucoup été débattue par la doctrine du droit international public et du droit européen, spécialement en ce qui concerne celles qui pouvaient être mises en œuvre par la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, aucune des stipulations de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ne conférait à cette cour le pouvoir de mettre en œuvre des mesures provisoires, visant à éviter une atteinte un droit protégé avant qu’elle n’ait statué sur le fond de l’affaire, et seul l’article 39 du règlement intérieur de la Cour prévoyait cette possibilité. Toutefois, par un arrêt de 2003 (6 févr. 2003, Mamatkulov et Abdurasulovic c/ Turquie, RTD civ. 2003. 381, note Marguénaud), la Cour a considéré que le respect des mesures provisoires était une composante de l’article 34 de la Convention, en garantissant le droit à un recours effectif devant cette Cour: si la mesure dont la conformité à la convention est exécutée avant que la Cour européenne n’ait statué, alors ce recours n’aurait pas de caractère effectif.
Le Conseil d’État s’est conformé à cette solution par un arrêt du 30 juin 2009 (n° 328879) en reprenant ce raisonnement avec la motivation suivante : « les mesures provisoires prescrites sur le fondement de l'article 39 du règlement de la Cour européenne des droits de l'homme ont pour objet de garantir l'effectivité du droit au recours individuel devant cette cour prévue à l'article 34 de la Convention ; que leur inobservation constitue un manquement aux stipulations de ce dernier, qui stipule que les parties contractantes s'engagent à n'entraver par aucune mesure l'exercice du droit de recours individuel devant la cour ».
Le tribunal administratif de Paris, dans l’ordonnance précédemment citée du 15 mai 2019 applique ce raisonnement mais pour en tirer la conséquence que puisque le comité des droits des personnes handicapées ne constitue pas une juridiction, les demandes qui lui sont adressées n’entrent pas dans le champ d’application de la notion du droit au recours effectif, de sorte que la non mise en œuvre de ces mesures provisoires ne constitue pas une violation de ce droit.
Cela est sans doute exact, mais n’est pas suffisant pour dénier un caractère contraignant aux mesures provisoires demandées par le comité. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme s’explique en effet par le fait que les mesures provisoires n’étant pas contenues dans les stipulations de la convention, pour leur donner force obligatoire il fallait les rattacher à un droit garanti par la convention.
Toute différente est la situation des mesures provisoires du comité des personnes handicapées, puisque comme on l’a dit celle-ci trouve leur source dans le protocole annexé à la convention sur le droit des personnes handicapées, protocole signé et ratifié par les États au même titre que la convention elle-même. Ce protocole engage donc les États.
L’ordonnance du tribunal administratif de Paris a bien conscience de ce problème et apporte donc deux autres justifications au caractère non contraignant des mesures provisoires demandées par le comité. D’abord il résulterait du texte même du protocole facultatif que les demandes formulées par le comité « ne revêtent pas de caractère contraignant à l’égard de l’État » et d’autre part il n’existerait aucun principe de droit international de droit interne obligeant l’État à se conformer à de telles demandes.
La solution ainsi adoptée par le juge des référés rejoint la position des autorités diplomatiques françaises qui a notamment été exprimée lors de la ratification d’un protocole facultatif à la convention relative aux droits des enfants, organisant une procédure semblable à celle existant dans la convention relative aux droits des personnes handicapées et en particulier prévoyant la possibilité de mesures provisoires. Il faut ici citer un peu longuement les propos du rapporteur devant le Sénat, à l’occasion de la discussion du projet de loi autorisant la ratification. Il s’exprime ainsi :
« La force juridique des mesures provisoires a toutefois fait l'objet de discussions. Pendant les négociations, les comités onusiens, comme le Comité contre la torture par exemple, ont souhaité se voir reconnaître, à l'instar de la Cour européenne de droits de l'homme, la faculté d'imposer à l'État concerné les mesures provisoires qu'ils adoptent. Afin de lever toute équivoque à ce sujet, la France a prévu de procéder à une déclaration interprétative sur ce point, pour indiquer que cette disposition « ne peut pas être interprétée comme impliquant une obligation pour l'État partie intéressé d'accéder à la demande du Comité tendant à ce qu'il prenne des mesures provisoires ». Le Défenseur des droits s'est saisi de la question et a fait observer que les États parties devraient selon lui avoir l'obligation de déférer à une demande de mesures provisoires émanant du Comité des droits de l'enfant, et qu'il faudrait donc aller au-delà de la stricte lettre du protocole.
« J'ai naturellement examiné très attentivement ce point avec le Quai d'Orsay. Tout d'abord, la déclaration interprétative est rigoureusement conforme à la lettre du texte de l'article 6 paragraphe 1 du troisième protocole relatif aux mesures provisoires. Elle ne contredit évidemment pas la position constante de la France en faveur des droits de l'enfant. Mais la France refuse inconditionnellement toute automaticité, et choisit de se prononcer au cas par cas, après examen au fond de chaque affaire, comme elle l'a toujours fait jusqu'à présent. On peut ajouter qu'à la différence de la CEDH, le comité des droits de l'enfant n'est pas une juridiction de plein exercice et que les décisions qu'il adopte ne sont pas juridiquement contraignantes puisqu'il s'agit de simples recommandations. Je pense donc que l'équilibre atteint à l'issue de mois de négociations et repris par la déclaration interprétative est satisfaisant ». (V. ici).
Cette analyse, qui reflète celle des diplomates du Quai d’Orsay montre qu’il y a trois solutions possibles.
La première, celle des comités onusiens (qui est rappelée et approuvée par le professeur Kerbrat (op. cit. loc. cit) est bien d’admettre un caractère contraignant des demandes de mesure provisoire.
La deuxième, celle des autorités françaises qui vient d’être exposée, repose sur une appréciation au cas par cas avec une décision prise de déférer ou non à la demande en fonction des enjeux et des intérêts.
La troisième repose sur le constat qu’il existe une différence fondamentale entre la situation de la convention relative aux droits de l’enfant et celle relative aux droits des personnes handicapées, c’est que dans ce dernier cas la France n’a pas formulé de déclaration interprétative. Même s’il est toujours délicat de raisonner par a contrario, on peut toutefois considérer que dans le cas des droits des personnes handicapées, la France a pris une position différente et a admis le caractère contraignant des mesures provisoires prononcées par le comité.
La quatrième, enfin, celle du juge des référés du tribunal administratif, qui consiste à considérer que cette demande n’est jamais contraignante.
On mesure que cette dernière est très fragile juridiquement. Car même si on considère que la déclaration interprétative annexée à la convention sur les droits de l’enfant reflète la logique générale du système juridique français, alors il y a bien une décision qui est prise. Cette décision qui vise une situation individuelle ne peut pas raisonnablement être regardée comme un acte de gouvernement. C’est donc une décision qui peut faire l’objet d’un contrôle juridictionnel pour vérifier si les conditions que la France a elle-même énoncées ont été convenablement mises en œuvre. Ainsi, il est difficile de suivre l’ordonnance du tribunal administratif qui refuse tout contrôle.
En tous les cas, et même si aucune solution ne s’impose avec la force de l’évidence, on se doit toutefois de constater que nous sommes en face d’un problème sérieux qui jusqu’à présent n’a pas été tranchée par les cours suprêmes de notre ordre juridique national. De ce fait, on peut bien comprendre, même si elle est discutable en termes de compétence juridictionnelle, la décision de la cour d’appel de Paris qui préserve la possibilité d’un débat sur cette question avant qu’une mesure irréversible d’arrêt des soins de Vincent Lambert n’ait été mise en oeuvre.
Vendredi 31 mai, le Gouvernement a formé un pourvoi cassation contre la décision de la cour d’appel. Les questions qui ont été exposées ici devront être tranchées. Et on mesure qu’au-delà de la question d’espèce elles auront à poser des logiques importantes pour notre système de garantie des droits.
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