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L’appréciation souveraine des juges du fond : une expression trop souvent galvaudée
Existe-t-il, dans les copies d’examen, d’expression plus galvaudée que celle d’ « appréciation souveraine des juges du fond » ou de « pouvoir souverain des juges du fond » ? En particulier, dans les résolutions de cas pratiques, nombreux sont les étudiants qui utilisent cette expression afin de ne pas donner leur propre appréciation des faits ou de dissimuler leurs incertitudes quant à l’application de la règle de droit.
Pourtant, cette expression a un sens technique précis.
Elle signifie que la Cour de cassation n’exercera aucun contrôle sur l’appréciation des juges du fond. La notion appréciée est alors une notion de fait, non contrôlée, par opposition aux notions de droit qui le sont.
Chacun sait, en effet, que la Cour de cassation n’est pas un troisième degré de juridiction.
D’une part, elle n’a pas à s’interroger sur la matérialité des faits, tels que constatés par les juges du fond. L’appréciation des éléments de preuve, comme l’interprétation des contrats (Com. 9 févr. 2022, n° 20-17.532), relève ainsi du pouvoir souverain des juges du fond.
Tout juste la Cour de cassation contrôle-t-elle l’absence de dénaturation du contrat, les juges du fond ne pouvant pas interpréter les clauses claires et précises.
D’autre part, la haute juridiction abandonne la qualification de certaines notions aux seuls juges du fond, lorsqu’elle estime qu’elles sont trop imprégnées de fait.
Autrement dit, quand une notion est de fait, la Cour de cassation ne vérifiera pas si les juges du fond ont, à raison ou non, fait entrer les faits dans cette catégorie juridique (v. par ex. la bonne foi en matière de surendettement : Civ. 2e, 2 juill. 2020, n° 18-26.213).
Il ne faut cependant pas trop blâmer les étudiants sur ce point, et ce pour au moins deux raisons.
D’abord, parce qu’on ne leur enseigne que rarement la « technique de cassation ».
Or, pour comprendre un arrêt de la Cour de cassation, encore faut-il être capable d’en connaître les codes et d’en décrypter les indices.
Certes, l’abandon des « attendus » et de la phrase unique a amélioré l’accessibilité formelle des décisions de la haute juridiction. Il n’en reste pas moins que, pour comprendre, au fond, une décision de la Cour de cassation, il faut savoir distinguer les différents types de contrôle.
La portée d’un arrêt de la Cour de cassation n’est pas la même selon qu’il censure une décision pour un motif normatif (violation de la loi ou pour défaut de base légale) ou pour un motif dit « disciplinaire » (comme un défaut de réponse à conclusion).
En outre, le contrôle normatif de la Cour de cassation varie dans son ampleur. Le contrôle est léger lorsque la Cour de cassation contrôle que, de leurs constatations souveraines, les juges du fond ont tiré une conséquence juridique admissible, sachant que d’autres étaient envisageables. Ce contrôle léger est caractérisé par l’emploi de l’expression « la cour d’appel a pu en déduire » (v. par ex. Civ. 2e, 2 déc. 2021, n° 20-18.732).
Au contraire, le contrôle est lourd lorsque la Cour de cassation estime qu’il n’y a qu’une solution juridique admissible. Lorsqu’elle rejette, elle indique alors que les juges du fond ont « exactement décidé » que (v. par ex. Soc. 15 juin 1999, n° 97-15.328)…
Si la conséquence tirée par les juges du fond n’est pas celle qui était admissible (contrôle lourd) ou de celles qui étaient admissibles (contrôle léger), la Cour de cassation censurera la décision des juges du fond pour violation de la loi.
Par ailleurs, s’il manque, dans la décision attaquée, des éléments permettant à la Cour de cassation de savoir si la solution était admissible, que le contrôle soit lourd ou léger, elle censurera l’arrêt pour défaut de base légale. Selon l’expression consacrée, les juges du fond n’auront pas mis la Cour de cassation en mesure d’exercer son contrôle.
Il est traditionnel d’affirmer que la portée des arrêts de cassation pour défaut de base légale est moins significative que celle des arrêts pour violation de la loi, la Cour de cassation se contentant de demander aux juges du fond de préciser le raisonnement à l’appui de leur solution.
Il n’en reste pas moins que, parfois, les hauts magistrats indiquent, de manière pédagogique, la marche à suivre et laissent ainsi transparaître leur avis sur la solution juridiquement admissible.
Ensuite, les difficultés que peuvent rencontrer les étudiants avec le pouvoir souverain des juges du fond proviennent de la volatilité du périmètre des notions de fait. La distinction entre les notions de droit et de fait est en effet poreuse. Par exemple, si la faute fait en général l’objet d’un contrôle léger (Civ. 2e, 7 mai 2002, n° 00-11.716), elle n’est pas contrôlée en matière de divorce (Civ. 1re, 13 déc. 2017, n° 16-25.256).
Par ailleurs, la Cour de cassation peut, pour des raisons de politiques juridiques, abandonner le contrôle de certaines notions au pouvoir des juges du fond et le reprendre ultérieurement (et inversement).
Il est donc difficile de déterminer, a priori, si une notion est de fait ou de droit, c’est-à-dire si la Cour de cassation exercera, ou non, son contrôle, et donc périlleux d’affirmer, dans une copie, sans connaître précisément la position de la jurisprudence, si une notion relève, ou non, de l’appréciation souveraine des juges du fond.
En la matière, prudence est mère de sûreté !
Références :
■ Com. 9 févr. 2022, n°20-17.532
■ Civ. 2e, 2 juill. 2020, n° 18-26.213 P : D. 2021. 594, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud.
■ Civ. 2e, 2 déc. 2021, n° 20-18.732 B : D. 2021. 2239.
■ Soc. 15 juin 1999, n° 97-15.328 P : D. 1999. 191 ; Dr. soc. 1999. 1105, obs. J. Savatier.
■ Civ. 2e, 7 mai 2002, n° 00-11.716 P
■ Civ. 1re, 13 déc. 2017, n° 16-25.256 P : D. 2018. 8 ; AJ fam. 2018. 177, obs. J. Casey.
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