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L’aumône faite aux harkis
La justice est-elle en mesure d’assurer la réparation des préjudices subis par les harkis à la suite de la fin de la guerre d’Algérie ?
On voudrait pouvoir répondre par l’affirmative à cette question, mais l’arrêt rendu le 3 octobre 2018 par le Conseil d’État (n° 410611) incite à une réponse beaucoup plus mitigée, comme si le juge, au même titre d’ailleurs que l’ensemble des pouvoirs publics oscillait encore entre reconnaissance officielle de la responsabilité de l’État pour les souffrances subies par les Français musulmans d’Algérie et le maintien des vestiges de la vérité, également officielle, qui a eu cours pendant plus de 50 années.
L’arrêt rendu par le Conseil d’État concerne la demande d’indemnisation qui était formée par un fils de harki, né en 1963 dans le camp de Bias, un de ceux dans lesquels furent « accueillis » ceux de ces supplétifs de l’armée française qui avaient réussi à partir d’Algérie, et qui y demeura une large partie de son enfance, jusqu’en 1975. Cette demande s’appuyait manifestement sur la solution dégagée par le Conseil d’État dans l’affaire Hoffman Glemane, pour les victimes de la barbarie nazie, posant que la réparation des fautes commises par l’État passait par la réparation matérielle des préjudices individuellement subis et par la réparation symbolique des préjudices collectifs et en particulier des préjudices mémoriels (CE, avis, 16 févr. 2009, n° 315499 : AJDA 2009. 589). La différence entre la situation de ces victimes et celle invoquée par le requérant tenant à ce que pour les harkis, l’ensemble des mesures prises par l’État tant sur le plan symbolique que sur le plan matériel n’avait pas réparé « autant qu’il est possible », pour reprendre la terminologie de l’avis de 2009, l’ensemble des préjudices subis.
Il faut encore préciser que le requérant demandait l’indemnisation des préjudices subis d’une part à raison de son maintien dans un camp et des séquelles médico-psycho-sociales qui en étaient résultées et d’autre part du préjudice lié à la politique d’abandon des harkis pratiqués par la France en 1962 notamment en les empêchant d’arriver en France voire en les reconduisant en Algérie. Même si les visas des décisions rendues aussi bien en première instance qu’en appel ou en cassation ne sont pas clairs sur ce point, il semble que c’est en qualité d’ayant droit de personnes ayant subi cette politique qu’il agissait sur ce point.
En première instance, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise avait rejeté la requête en considérant précisément que les mesures prises depuis 1970, s’agissant des préjudices individuels, et les reconnaissances officielles de la responsabilité de la France dans les souffrances des harkis intervenues depuis le début du XXIe siècle constituaient des réparations suffisantes, reprenant ainsi non seulement la logique mais même la solution de l’avis précité de 2009.
L’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles du 14 mars 2017 (n° 14VE02837) s’inscrivait dans la même logique du point de vue de l’absence de droit à réparation s’ajoutant aux mesures déjà prises par l’État, tout en isolant plus précisément que l’avait fait le tribunal administratif trois types de fautes commises par l’État :
• ne pas avoir mis fin au massacre des populations harkis en Algérie après le cessez-le-feu du 18 mars 1962 ;
• ne pas avoir permis aux harkis de trouver refuge en France après le début des massacres voire de les avoir renvoyés en Algérie;
• avoir fait subir aux familles néanmoins parvenues en France de mauvaises conditions d’accueil.
Sur le premier de ces points, la cour administrative d’appel considérait que la responsabilité susceptible d’incomber à l’État n’était pas détachable des relations internationales de l’État et en particulier de l’accession d’un nouvel État à l’indépendance, de sorte que la juridiction administrative était incompétente pour en connaître.
En revanche, la cour administrative d’appel admettait la responsabilité administrative de l’État sur le deuxième et le troisième point, tout en constatant, comme on l’a dit, que ces préjudices étaient d’ores et déjà réparés.
L’arrêt rendu par le Conseil d’État construit un équilibre sensiblement différent de celui résultant de l’arrêt de la cour administrative d’appel : d’un côté il étend la qualification d’actes de gouvernement non détachable des relations internationales au-delà des massacres perpétrés en Algérie, en y incluant les opérations de rapatriement, ou plus exactement de non-rapatriement. D’un autre côté il considère que les mesures prises depuis 1975 en faveur des harkis n’ont pas réparé l’ensemble des préjudices invoqués par le requérant et lui alloue par conséquent une indemnité – symbolique – de 15 000 €.
Disons-le très simplement, cet arrêt relève davantage de l’aumône faite aux harkis que de la construction d’un régime de réparation adapté à la situation, aux drames vécus et à leurs conséquences.
Aumône. Le mot n’est ni impropre ni exagéré. Il n’est pas impropre par ce que la condamnation de l’État donne effectivement plus l’impression d’un acte de charité que d’un acte de justice. La meilleure preuve en est que l’administration défenderesse, ainsi qu’en atteste l’arrêt, a volontairement pris le parti de ne pas soulever l’exception de prescription quadriennale qui aurait été susceptible d’être opposée au requérant, la créance qu’il invoquait ne bénéficiant d’aucun privilège d’imprescriptibilité. C’est donc bien une mesure de faveur dont bénéficie le requérant et non de l’application d’un régime juridique légalement établi. À la vérité, on a le sentiment qu’il s’agissait aussi bien pour l’administration que pour le juge d’appliquer à l’avance les conclusions du rapport Darrieusecq remis en juillet 2018 au Président de la République évoquant la création d’un « fonds de solidarité » pour les enfants de harkis venant s’ajouter aux différents systèmes d’indemnisation mise en place depuis 1994 et 2005 au profit de leurs parents.
Le terme d’aumône n’est pas non plus exagéré car il est bien évident que la somme allouée au requérant ne constitue pas à la réparation intégrale du préjudice d’une enfance passée dans des camps dans lesquels, chacun s’accorde à le reconnaître, les conditions de vie étaient très difficiles, l’exclusion et la discrimination, la règle. Il s’agit davantage d’une indemnisation symbolique qui vise à reconnaître que toutes les mesures qui ont été prises depuis une vingtaine d’années ne sont pas suffisantes. De ce point de vue encore, l’arrêt a pour but de légitimer les conclusions du rapport Darrieusecq, puisque si la logique des décisions des juges du fond avait été maintenue alors il n’y aurait eu aucune justification à la création du fonds de solidarité envisagée par ce rapport.
Le terme d’aumône enfin rend bien compte de la logique profonde de l’arrêt qui ferme toute possibilité d’indemnisation pour ceux des harkis dont le rapatriement en France a été empêché du fait de l’attitude volontairement des autorités françaises en 1962. Les sources historiques sont désormais bien connues et elles montrent que le Gouvernement de l’époque comme le Chef de l’État ont fait en sorte que le nombre des harkis accueillis sur le sol français soit le moins élevé possible, au point qu’on estime désormais que les deux tiers des harkis qui ont pu gagner la France l’on fait grâce à des initiatives individuelles que les pouvoirs publics français jugeaient « illégales ».
Le Conseil d’État en jugeant que l’ensemble de la politique gouvernementale liée au rapatriement n’était pas détachable de la conduite des relations internationales, et de ce fait constituait un « acte de Gouvernement » insusceptible d’engager la responsabilité de l’État devant les juridictions administratives ferme ipso facto toute possibilité d’indemnisation du préjudice subi par les harkis demeurés en Algérie et victimes d’une répression aussi massive que sanglante, qu’une telle indemnisation soit formée par ceux qui sont demeurés en vie ou par leurs ayants droit.
Cette qualification est éminemment contestable.
Elle est contestable du point de vue de la théorie générale de l’acte administratif et nous pourrions ici nous inscrire dans la longue cohorte des contempteurs doctrinaux de la théorie de l’acte de Gouvernement non détachable de la conduite des relations internationales. Mais l’énumération des noms prestigieux qui ont construit cette critique comme celle des arguments qu’ils ont employés à cette fin montre combien il est illusoire d’essayer de convaincre le juge administratif de faire évoluer sa jurisprudence sur ce point (V. sur ce point les très belles pages que B. Plessis consacre à cette critique dans son Droit administratif général, Lexisnexis 2016, n° 305).
C’est pourquoi il nous semble préférable, plutôt que d’user d’arguments de théorie générale, de mettre la jurisprudence du Conseil d’État en contradiction avec elle-même au sujet des événements qui se sont déroulés sur le territoire algérien entre le cessez-le-feu concomitant à la signature des accords d’Évian au mois de mars 1962 et la proclamation d’indépendance du 5 juillet de la même année. Dans l’arrêt commenté ce sont en effet ces deux bornes chronologiques qui délimitent la période au cours de laquelle le Conseil d’État juge que « le fait de ne pas avoir mis obstacle aux représailles et aux massacres dont les supplétifs de l’armée française en Algérie et leurs familles ont été victimes sur le territoire algérien… n’est pas détachable de la conduite des relations entre la France et l’Algérie ».
Or, en 1976 le Conseil d’État avait été amené à statuer sur une requête formée par le président-directeur général de la société « grande vinaigrerie oranaise » qui demandait l’indemnisation du préjudice résultant du pillage de son établissement au mois de mai 1962, alors qu’il avait demandé depuis le mois d’avril 1962 l’intervention des forces de l’ordre pour « protéger cet établissement contre les menées de la rébellion », forces de l’ordre qui n’était pourtant pas intervenues malgré cette demande (CE 3 mars 1976, Pompier, n° 96402 : Lebon T 769).
Dans l’arrêt, rendu sous la présidence de René Odent et aux conclusions de Bruno Genevois, le Conseil d’État rejette certes la requête, mais il le fait au fond, en considérant que le service public n’a pas commis de faute et qu’en outre compte tenu de la situation en Algérie en 1962, le pillage de cet établissement ne pouvait être regardé comme « préjudice spécial » qui aurait permis une indemnisation sur le fondement d’une responsabilité sans faute.
Dans cet arrêt, donc, pour la même période, et s’agissant de la protection des biens, la jurisprudence du Conseil d’État est des plus nettes : la conduite des autorités civiles et militaires françaises ne relève pas de la catégorie des actes de Gouvernement.
Ni le fait que nous soyons aujourd’hui en présence de dommages aux personnes et d’actes qui ont été pris sur le territoire métropolitain et non par les autorités françaises ayant leur siège en Algérie n’est de nature à avoir une incidence sur la qualification juridique de cette période.
Ainsi, la décision du Conseil d’État du 3 octobre 2018 contredit la jurisprudence antérieure du Conseil d’État et consacre une irresponsabilité générale de l’État sur cette question. La motivation particulièrement sommaire de l’arrêt interdit de savoir quelles ont été les raisons qui ont poussé à la remise en cause de la jurisprudence passée. On aimerait être certain que ce ne soit pas pour des considérations budgétaires ou pour que les mesures en faveur des harkis que s’apprête à annoncer l’exécutif ne soient pas « débordées » par un régime de responsabilité définie jurisprudentiellement.
Mais force est en tous les cas de constater, qu’en distinguant entre les harkis qui ont réussi à atteindre le sol métropolitain et ceux qui sont demeurés en Algérie, en accordant aux premiers une possibilité d’indemnisation symbolique et en excluant pour les autres toute indemnisation, le Conseil d’État ne favorise pas l’émergence d’un regard lucide et objectif d’un point de vue historique sur la situation des harkis, qui est pourtant nécessaire à la prise en charge par la société contemporaine des devoirs qu’elle a envers cette partie de la population qui a été française ou l’est encore aujourd’hui.
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