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L’autorité de la chose jugée n’est plus ce qu’elle était
Par une décision n° 449788 du 20 mars 2023, le Conseil d'État ordonnait à l’État de mettre en place dans les six mois, des zones d’interdiction de la pêche en vue de protéger les dauphins et autres petits cétacés des prises accidentelles compromettant leur survie dans ces zones.
Plus précisément, la Haute Juridiction a exigé la mise en place de « mesures de fermeture spatiales et temporelles de la pêche appropriées ». En réaction, le ministre de la Mer Hervé Berville a indiqué par communiqué que l’État « prend acte du jugement » (passons sur le fait qu’il s’agisse d’un arrêt), qu’il mettra en place des concertations pour « aboutir à des solutions qui permettront de poursuivre la cohabitation entre les cétacés, très mobiles dans la zone, et les activités de pêche française, essentiellement artisanale, dans le golfe de Gascogne », et encouragera les « dispositifs innovants de détection de la présence de cétacés dans le golfe de Gascogne (survols, détections satellitaires, signalement en temps réel des groupes de cétacés) » pour « compléter les outils de gestion du risque de captures accidentelles ». De « fermetures spatiales et temporelles » exigées par le Conseil d'État, il n’est point question.
Il ne s’agit certes que d’un simple communiqué à chaud : le ministre n’allait pas ajouter une révolte des pêcheurs à celle des opposants à la réforme des retraites. Reste que l’autorité de la chose jugée exige bien plus que ce que laisse entendre le communiqué.
Petit rappel : une décision de justice qui tranche un litige est regardée comme revêtue de l’autorité de la chose jugée. Elle s’impose aux parties, et donc à l’administration. Elle est exécutoire dès qu’elle est prononcée (art. L. 11 CJA : « Les jugements sont exécutoires »). En d’autres termes, l’appel et le recours en cassation ne sont pas suspensifs (sauf sursis à exécution : CJA, art. R. 811-15, R. 811-16 et R. 811-17). Une fois expiré le délai de recours, elle devient définitive et ne peut plus être remise en cause.
L’exécution d’une décision de justice constitue une des conditions du respect du droit à un tribunal selon l’article 6 §1 de la Convention EDH, ce qu’a affirmé la Cour européenne dans un arrêt Hornsby (CEDH 19 mars 1997, Hornsby c/ Grèce, req. n° 18357/91). L’inexécution franche des décisions de justice par les personnes publiques (c'est-à-dire motivée autrement que par des difficultés d’exécution) ne doit pas être exagérée en termes de fréquence, d’autant que les exemples enseignés tournent le plus souvent autour du malheureux Fabrègues que son maire employeur avait suspendu pas moins de dix fois malgré l’annulation de ses décisions par le juge (CE 22 juill. 1910, Fabrègues).
Il existe pourtant des exemples récents bien plus graves. En matière de pollution atmosphérique, l’inexécution de la décision du Conseil d'État du 12 juillet 2017, Association Les amis de la Terre France et autres (n° 394254A), valut à l’État une astreinte record de 10 millions d’euros par semestre de retard (CE 10 juill. 2020, Assoc. Les amis de la Terre France et autres, n° 428409A), doublée par la suite (CE 17 oct. 2022, Assoc. Les amis de la Terre France et autres, n° 428409A). La France risque aussi une condamnation par la Cour de justice, qui vient d’en faire autant contre la Slovaquie pour non-respect des normes européennes de pollution atmosphérique (CJUE 9 fév. 2023, aff. C-242/21).
Les algues vertes continuent de proliférer en Bretagne en conséquence de sols saturés de fertilisants en raison d’une agriculture et d’un élevage intensifs, tandis que l’État refuse toujours d’exercer plus fermement sa police des cultures. Il a été condamné par la Cour de justice en 2001 (CJCE 8 mars 2001, Commission c/ France, aff. C-266/99), en 2022 (CJCE 27 juin 2002, Commission c/ France, aff. C-258/00), en 2013 (CJUE 13 juin 2013, Commission c/ France, aff. C-193/12), en 2014 (CJUE 4 sept. 2014, Commission c/ France, aff. C-237/12), alors qu’il avait déjà été condamné en interne pour pollution massive des eaux douces, à indemniser les dommages subis par les entreprises de distribution d’eau (TA Rennes, 2 mai 2001, n° 97182 et TA Rennes, 3 mai 2007, Synd. Intercommunal d'Adduction d'Eau du Trégor, n° 0303808), ainsi que les associations de protection de l’environnement (CAA Nantes, 1er déc. 2009, req. n° 07NT03775), et que le Tribunal administratif de Rennes a enjoint le préfet de prendre les mesures appropriées dans le cadre de son pouvoir de police des cultures (TA Rennes, 4 juin 2021, Assoc. Eau et rivières de Bretagne, n° 1806391).
Auparavant déjà, on relevait le refus d’appliquer plusieurs décisions de la Cour de justice (CJUE 12 juill. 2005, aff. C-304/02), condamnant la France pour avoir toléré la pêche à l’aide de filets non conformes aux normes européennes : résultat, une amende de 20 millions d’euros et une astreinte de 57 761 250 euros pour chaque période de six mois de retard, qui n’ont pas suffi, puisqu’après avoir mis en place une réglementation interne des filets de pêche, la France ne l’a pas fait respecter par sa police maritime, et s’est de nouveau fait condamner (CJUE 5 mars 2009, aff. C-556/07).
Le France est récidiviste en la matière : en 1991, la Cour de justice avait déjà constaté que la France violait le droit européen entre 1984 et 1987, en s'abstenant là encore de procéder aux contrôles destinés à assurer le respect des normes européennes concernant les filets de pêche et notamment la taille du maillage (CJCE 11 juin 1991, aff. C-64/88).
Dans toutes ces affaires, le gagnant est toujours un lobby puissant, ou parfois très minoritaire mais remuant. Dans toutes ces affaires, les perdants sont toujours : l’environnement, la santé, le contribuable qui assume la réparation des dégâts environnementaux et sanitaires d’un côté, le montant des astreintes, dommages-intérêts et autres pénalités de l’autre, et… l’autorité de la chose jugée.
En un peu plus de deux décennies, le juge administratif pris en mains les deux instruments dont la loi l’avait doté le 8 février 1995 (L. n° 95-125 créant un dispositif d’injonctions et d’astreintes combinées) et le 30 juin 2000 (L. n° 2000-597 réformant le contentieux de l’urgence). Le montant des astreintes, en constante hausse, ne semble pas encore dissuasif. Faut-il que le juge change de braquet, voire créer un délit de non-respect de la chose jugée ?
Références :
■ CE 20 mars 2023, France Nature Environnement, Défense des milieux aquatiques, Sea Shepherd France, req. n° 449788 B : AJDA 2023. 526.
■ CEDH 19 mars 1997, Hornsby c/ Grèce, n° 18357/91 : AJDA 1997. 977, chron. J.-F. Flauss ; D. 1998. 74, note N. Fricero ; RTD civ. 1997. 1009, obs. J.-P. Marguénaud.
■ CE 22 juill. 1910, Fabrègues
■ CE 12 juill. 2017, Assoc. Les Amis de la Terre France, req. n° 394254 A : AJDA 2018. 167, note A. Perrin et M. Deffairi ; ibid. 2017. 1426 ; D. 2017. 1474, et les obs. ; RFDA 2017. 1135, note A. Van Lang ; RTD eur. 2018. 392, obs. A. Bouveresse.
■ CE 10 juill. 2020, Assoc. Les Amis de la Terre France et autres, req. n° 428409 A : AJDA 2020. 1447 ; ibid. 1776, chron. C. Malverti et C. Beaufils ; D. 2021. 1004, obs. G. Leray et V. Monteillet ; JA 2021, n° 632, p. 33, étude S. Damarey ; RFDA 2020. 818, concl. S. Hoynck ; RTD civ. 2021. 199, obs. P. Théry ; RTD eur. 2021. 481, obs. D. Ritleng.
■ CE 17 oct. 2022, Assoc. Les Amis de la Terre France et autres, req. n° 428409 A : AJDA 2023. 295, note E. Dubus ; ibid. 2022. 1983 ; D. 2022. 1859, et les obs. ; JA 2022, n° 668, p. 11, obs. X. Delpech.
■ CJUE 9 fév. 2023, aff. C-242/21
■ CJCE 8 mars 2001, Commission c/ France, aff. C-266/99 : D. 2001. 1073.
■ CJCE 27 juin 2002, Commission /. France, aff. C-258/00 : D. 2002. 2514.
■ CJUE 13 juin 2013, Commission c/ France, aff. C-193/12 : AJDA 2013. 1253 ; Rev. UE 2013. 558, chron. A. Cudennec, N. Boillet, O. Curtil, C. de Cet-Bertin, G. Guéguen-Hallouët et V. Labrot.
■ CJUE 4 sept. 2014, Commission c/ France, aff. C-237/12 : AJDA 2014. 1686.
■ TA Rennes, 2 mai 2001, n° 97182 : AJDA 2001. 593, concl. J.-F. Coëntv.
■ TA Rennes, 3 mai 2007, Synd. Intercommunal d'Adduction d'Eau du Trégor, n° 0303808
■ CAA Nantes, 1er déc. 2009, req. n° 07NT03775 : AJDA 2010. 900, note A. Van Lang ; ibid. 2009. 2260 ; D. 2010. 2468, obs. F. G. Trébulle ; JT 2010, n° 117, p. 12, obs. E. Royer ; RTD eur. 2010. 453, chron. D. Ritleng, A. Bouveresse et J.-P. Kovar.
■ TA Rennes, 4 juin 2021, Assoc. Eau et rivières de Bretagne, n° 1806391 : AJDA 2021. 1175.
■ CJUE 12 juil. 2005, Commission c/ France, aff. C-304/02 : AJDA 2005. 2335, chron. E. Broussy, F. Donnat et C. Lambert ; D. 2006. 120, note F. Kauff-Gazin ; RSC 2006. 155, obs. L. Idot.
■ CJUE 5 mars 2009, Commission c/ France, aff. C-556/07 : RFDA 2011. 377, chron. L. Clément-Wilz, F. Martucci et C. Mayeur-Carpentier ; RSC 2009. 679, chron. L. Idot.
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