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Le billet

[ 26 juin 2014 ] Imprimer

Le Conseil d’État a peur d’exercer un biopouvoir : brèves observations sur la décision du 24 juin 2014 dans l’affaire Vincent Lambert*

Il est difficile, face à des circonstances humaines et éthiques aussi difficiles, de proposer un titre qui peut paraître provocateur, pour une chronique qui demeure une chronique d’actualité et dont la profondeur de champ est soumise aux aléas de la rapidité du commentaire. Mais la hâte et la vitesse ont cependant un intérêt important : elles sélectionnent pratiquement d’elles-mêmes les points les plus fixes et les plus saillants des images et des représentations devant lesquelles elles circulent ; elles font disparaître en revanche les détails, les complexités, dont seule une analyse statique et attentive permet de rendre compte.

Or précisément, la décision que vient de rendre le Conseil d’État, si elle nécessitera des analyses de cette dernière nature, se prête également à une lecture rapide qui peut en faire saillir des lignes de force. Et parmi celles-ci, il y en a une qui s’impose d’évidence : la décision du Conseil d’État manifeste d’évidence le refus de l’exercice d’une forme de biopouvoir.

On sait que le concept de biopouvoir a été formulé par Michel Foucault pour désigner une rupture dans les formes de gouvernementalité entre le xviie et le xviiie siècle et se traduit, dans les époques récentes, par le renforcement du rôle de la puissance publique dans le « laisser vivre » et le « faire mourir » des populations soumises à son autorité. Des politiques démographiques à l’interruption volontaire de grossesse, les interventions du pouvoir sur la maîtrise du vivant sont, le soulignent les auteurs, de plus en plus nombreuses, diverses, et surtout ne sont pas orientées dans une perspective unique : si la prohibition de la peine de mort ou la restriction à la légitime défense traduisent une réduction du « faire mourir », interruption volontaire de grossesse ou pratiques environnant ce qu’il est convenu d’appeler vont, en revanche, dans le sens contraire (v. sur ces questions, Frédéric Keck, les usages du biopolitique, L’Homme, 2008 n°3, p. 295 ainsi que D. Memmi et E. Taïeb, « Les recompositions du “ faire mourir ” : vers une biopolitique d'institution », Sociétés contemporaines 2009, n°3, p. 5 s.).

Évidemment, dans l’affaire Vincent Lambert, le Conseil d’État avait à se pencher sur une question qui se situait précisément au lieu critique de ce biopouvoir puisqu’il lui appartenait de trancher entre le « faire mourir » et le « laisser vivre », étant entendu que dans le cas d’une personne plongée dans un état de coma profond et dont les fonctions vitales sont tributaires en tout ou en partie de l’appareillage médical mis en place par la structure hospitalière, le « laisser vivre » est en réalité un « faire vivre ».

Or face à cette question, la caractéristique la plus saillante de la décision du Conseil d’État tient précisément, comme on l’a dit, dans son refus de prendre sa part dans ce biopouvoir d’État.

En effet, comment est justifiée par l’arrêt du Conseil d’État la légalité de la « décision » (les guillemets mis à ce vocable seront justifiés plus loin) de « mettre fin à l’alimentation et à l’hydratation artificielles de M. Lambert » ?

L’arrêt articule quatre séries de motifs qui peuvent être présentés de manière synthétique de la façon suivante  :

1.– La loi (qui n’est contraire à aucune norme internationale) prévoit un protocole médical collégial pour déterminer si les conditions qu’elle pose pour admettre « la suspension ou la non-mise en œuvre » d’actes médicaux qui ne doivent pas être poursuivis par une « obstination déraisonnable » n’ayant d’autre effet que « le maintien artificiel de la vie » sont remplies.

2.– Au cas précis l’ensemble des investigations menées au sein de l’hôpital par les médecins en charge du patient, confortées par celles résultant de l’expertise diligentée par le Conseil d’État, permettent de démontrer un état végétatif et des lésions cérébrales irréversibles.

3.– À défaut des « directives anticipées » données par une personne dans le cas où elle se trouverait dans une telle situation (ou à la demande de la « personne de confiance » définie par le Code de la santé publique, d’un membre de la famille ou d’un proche), il ressort d’un ensemble de témoignages que le patient avait exprimé une forme de volonté que ne soit pas poursuivis les traitements qui lui étaient administrés s’il se trouvait dans un tel état.

4.– Il appartient au juge de vérifier si l’ensemble des conditions posées dans les points précédents par la loi ont été respectées « pour que puisse être prise une décision mettant fin à un traitement dont la poursuite traduit une obstination déraisonnable », ce qui est le cas en l’espèce.

Ces motifs traduisent un très fort effacement du juge, et même de l’administration, c’est-à-dire de la puissance publique à laquelle on prête le biopouvoir foucaldien, de ce processus juridique.

D’abord, il faut noter que la volonté du patient, que ce soit sa volonté propre ou la volonté d’un « mandataire » est le point clef de la validité de la décision. C’est bien ici parce que l’on a pu démontrer par témoignage cette volonté du sujet que l’interruption des soins peut-être envisagée. On constate donc la très forte domination dans ce processus de la volonté subjective sur la volonté objective de l’État. D’un certain point de vue, cette volonté, largement prêtée au sujet construite par le Législateur, et ici par les acteurs du litige, peut être comparée à la logique de l’arrêt Perruche conférant au sujet le droit de contester sa propre naissance : il s’agit dans les deux cas de donner au sujet une position dominante sur le pouvoir de vivre ou de mourir, pouvoir opposable aux autorités publiques.

Ensuite, il faut souligner que la décision médicale de suspension des soins est à peine une décision administrative, sinon pour justifier la compétence du juge administratif : dans les visas de l’arrêt, l’auteur de la décision n’est pas identifié comme la personne publique au sein de laquelle travaillent les médecins qui ont suivi le patient ; dans les motifs, également, l’administration est totalement absente : le considérant 6 de la partie de l’arrêt qui fait la synthèse des dispositions applicables au litige parle uniquement de la décision prise « par un médecin », ce que l’on retrouve au considérant 6 de la dernière partie de l’arrêt, de sorte que cette décision médicale n’est jamais endossée par une autorité administrative.

Enfin, ce même considérant 6 de la dernière partie de l’arrêt qui définit le pouvoir du juge dans une telle situation lui assigne un simple pouvoir de contrôle de ce que la décision « prise le 11 janvier (…) a respecté les conditions mises par la loi pour que puisse être prise une décision mettant fin à un traitement dont la poursuite traduit une obstination déraisonnable ». Autrement dit, ici, point de contrôle de proportionnalité du juge se surajoutant aux conditions légales, pas « d’office du juge », lui permettant de préciser, de compléter ou de modifier les conditions de mise en œuvre de la décision médicale, une application stricte de la loi et une vérification de cette application par le médecin qui prend la décision. On est très loin ici du pouvoir que se donne le juge administratif pour intervenir sur la substance d’un contrat administratif. Le Conseil d’État se cantonne dans un légalisme prudent ; on peut même considérer en définitive qu’il retrouve son antique rôle de contrôleur des « formes administratives », tel qu’il l’exerçait à la naissance du recours pour excès de pouvoir sous le Second Empire.

S. Hennette Vauchez et G. Nowenstein (« Dire la Mort et faire mourir, Tensions autour de la mort encéphalique et la fin de vie en France », Sociétés contemporaines 2009, n°3, p. 37) avaient déjà souligné que la « mort encéphalique » était le produit d’une « coproduction médico-légale », et D. Memmi et E. Taïeb, dans leur article déjà cité « Les recompositions du “ faire mourir ”… », proposaient de considérer que plutôt que d’un biopouvoir d’État il faudrait parler en de telles hypothèses d’un biopouvoir d’institutions dans la mesure où il n’est pas détenu par l’autorité publique mais par la communauté médicale.

L’arrêt du Conseil d’État confirme cette évolution mais il pose également des jalons nouveaux.

D’abord, cet arrêt montre que si l’État n’est plus le titulaire de ce biopouvoir, il n’appartient pas non plus au juge de l’État, au juge administratif, d’en assurer le contrôle substantiel. D’un certain point de vue, seul le pouvoir médical – ici l’avis des experts choisis avec le plus grand soin par le Conseil d’État – est en mesure de contrôler le biopouvoir médical détaché de l’administration.

Ensuite, cet arrêt marque un surgissement considérable de la volonté du sujet, de ce sujet qui est pourtant, au moment où la question de sa mort se pose, dans l’incapacité d’exprimer cette volonté, de sorte que cette volonté, construite par la loi, devient une sorte de radicalité objective construite dans le conditionnel passé : « si je m’étais vu dans cette situation j’aurais voulu mourir ». Volonté objective, étrange alliance de mot, parce que cette volonté est figée pour l’éternité, elle ne peut être remise en cause, ce qui est la contradiction même de la volonté libre, de celle du désespéré qui approchant de la Seine renonce à son funeste projet. Ici la volonté du sujet est liée par son silence présent ; elle est pratiquement contractualisée puisqu’elle tient lieu de loi, pour lui-même et pour les médecins qui devront prendre la décision.

Même si cette décision du Conseil d’État appellera bien d’autres analyses plus complètes, précises et pertinentes que celle contenue dans les présentes lignes, on est cependant saisi au moment de conclure sur ce bien-fondé du retrait du pouvoir de l’État et de son juge au profit du pouvoir médical et de la volonté d’un sujet qui ne peut l’exprimer. Si l’exercice du biopouvoir d’État a pu susciter inquiétudes et contestations, son effacement au profit d’un biopouvoir professionnel et subjectif pose lui aussi de nombreuses questions.

CE 24 juin 2014, Mme F… I… et autres, n°s 375081, 375090, 375091

* en fidèle souvenir de la mémoire de J.-Ph. B.

 

Auteur :Frédéric Rolin


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