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Le billet
Le contrôle juridictionnel de la décision de « proroger » le Parlement britannique confronté au droit français
Chers lecteurs, je vais me livrer pour ce premier billet de l’année à un exercice singulier et qui ne recueillera sans doute pas les faveurs des spécialistes orthodoxes du droit constitutionnel et du droit administratif. Cet exercice consiste à examiner la décision du Premier Ministre britannique, Boris Johnson de « proroger » (c’est-à-dire de suspendre) le Parlement pendant la période allant jusqu’à la date butoir fixée pour la mise en œuvre du Brexit et celle de la Cour suprême britannique qui l’annule, en la confrontant au droit français. On verra que cette confrontation nous offre des sujets de réflexion intéressants sur les analogies mais aussi sur les différences entre les systèmes juridiques.
Mais, me direz-vous, chers lecteurs attentifs à l’actualité ou particulièrement au fait des institutions britanniques, il y a une différence de taille entre le régime des sessions du Parlement britannique et celles du Parlement français et celles de notre Assemblée nationale : la durée des premières n’est fixée par aucun texte, de sorte qu’aussi bien le commencement de la session résulte du « discours de la reine » détaillant le programme du gouvernement et s’étend jusqu’à la décision de « prorogation », en règle générale pour une année civile. En revanche, notre Constitution prévoit en son article 28 la durée des sessions « ordinaires » auxquelles s’ajoutent le cas échéant des sessions extraordinaires de l’article 29 du même texte, convoquées par le Président de la République.
Vous avez raison, chers lecteurs avisés ou attentifs, mais nous avons deux options : ou bien nous prenons comme exemple une décision de convocation en session extraordinaire ou bien une décision mettant fin à la session telle qu’une décision de dissolution : dans les deux cas, comme nous le verrons, la solution est la même.
La première question qui se posait à la Cour britannique était de savoir si la décision du Premier Ministre était « justiciable », c’est-à-dire si elle pouvait faire l’objet d’une contestation devant une juridiction. La même question se pose en droit français par application de la théorie dite des « actes de gouvernement ». On sait en effet que le juge administratif considère que les actes juridiques qui sont mis en œuvre dans les relations entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif sont des actes à caractère politique, qui ne relèvent pas de la fonction administrative de l’exécutif et par suite ne peuvent pas être contestés devant le juge administratif. Cela a été le cas aussi bien pour les décisions de convocation de session extraordinaire (CE 5 juill. 2007, n° 307069) que pour celles de dissolution (CE 20 févr. 1989, Allain, n° 98538 : RFDA 1989, p. 868, concl. P. Frydman). Quant au Conseil constitutionnel il aboutit au même résultat par une voie différente puisqu’il considère n’être compétent que si une disposition constitutionnelle lui confère une telle compétence. En l’occurrence, s’agissant d’un décret de dissolution il considère qu’il n’existe aucune disposition lui conférant une telle habilitation (10 juill. 1997, n° 97-14 ELEC).
C’est une solution analogue que préconisaient les défenseurs du Premier Ministre britannique en affirmant qu’une juridiction ne pouvait pas s’occuper d’un « prerogative power », c’est-à-dire d’un pouvoir propre de l’exécutif, c’est-à-dire d’un pouvoir exercé sans autorisation parlementaire. Et la Cour de décider qu’un tel pouvoir doit nécessairement pouvoir faire l’objet d’un recours juridictionnel même si ensuite s’ouvre la question de savoir ce qui peut être contrôlé dans ce cadre.
On le voit donc, à la différence de la juridiction administrative française, la cour suprême britannique refuse d’appliquer une théorie se rapprochant de celle des actes de gouvernement et à la différence du Conseil constitutionnel, considère qu’il dispose d’une habilitation (implicite compte tenu de l’absence de constitution formelle) pour examiner ces actes.
La deuxième étape est celle, donc, du contenu du contrôle. La Cour suprême britannique était ici confrontée à une double argumentation du demandeur. Celui-ci, d’un côté soutenait que la décision de prorogation portait atteinte aux prérogatives du Parlement (voter les lois assurer le contrôle du gouvernement) et d’un autre côté que les motifs de la prorogation étaient erronés voire mensongers et qu’en réalité le Premier Ministre poursuivait un autre but que celui qu’il avait énoncé.
Ce second point, là encore, entre en résonnance avec le droit administratif français : user de ses pouvoirs dans un autre but que celui dans lequel ils ont été prévus, cela s’appelle un « détournement de pouvoir ». C’est même un des tout premiers cas d’ouverture du recours pour excès de pouvoir que l’on trouve dans la jurisprudence administrative dès le Second Empire (v. par ex. CE 18 mars 1868, Dubur) et Laferrière nous dit qu’il faut le contrôler car il s’apparente à une forme d’incompétence dissimulée (Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, 1e ed. 1887, T. 2, p. 453).
La Cour britannique refuse de s’engager sur ce terrain, elle souhaite juste vérifier si la décision de prorogation « repose sur une justification raisonnable » sans sonder les reins et les cœurs de ceux qui l’ont prise. Autrement dit elle exerce un contrôle des motifs de la décision et non un contrôle du but dans lequel elle a été prise. On retrouve là encore un schéma classique du contrôle juridictionnel des actes administratifs.
Or, nous dit la Cour, et c’est le troisième point intéressant, la décision elle-même n’est pas motivée, aucun motifs n’a été apporté devant la Cour dans le cadre de l’instruction du litige et le seul document qui éclairait un peu les raisons de ces prorogations est un memorandum établi par le directeur des affaires juridiques du Premier ministre qui analysait le régime juridique de la prorogation et en comparait la durée avec d’autres prorogations décidées dans le passé pour signaler qu’elle n’était pas beaucoup plus longue. Ce memorandum, nous dit la Cour avait été annoté par le Premier ministre et l’arrêt en reproduit les termes « toute cette session de septembre est un galimatias (rigmarole en anglais) destiné à montrer au public que les parlementaires justifient d’être payés (« to earn their crust »), donc il n’y a rien de choquant à cette prorogation d’autant que le nombre de jours perdus est très faible ».
La confrontation avec le droit français, et cette fois avec les pouvoirs d’instruction dont dispose le juge administratif sont une fois de plus très intéressants. On sait que depuis l’arrêt Barel de 1954, si une décision de l’administration n’est pas motivée, le juge peut lui demander de communiquer les motifs pour vérifier s’ils sont juridiquement corrects et si l’administration ne procède pas à cette communication et que les requérants apportent des présomptions suffisantes pour faire douter de la rectitude de ces motifs, le juge annule la décision attaquée.
On voit que le juge anglais a accès à des documents d’une nature différente du juge français : non seulement il accède aux documents internes de l’exécutif mais même aux documents annotés dans le cours du processus de décision. Alors que dans l’arrêt Barel (ni dans aucune décision depuis), le juge n’a pas été vérifier les notes faites par son cabinet au ministre ou au premier ministre et celles-ci ne sont évidemment pas produites par l'administration. On voit donc que malgré le supposé pouvoir inquisitorial du juge administratif français celui-ci est nettement en retrait sur le juge anglais dans la transparence des prises de décision de l’administration.
Du coup, puisque la Cour britannique ne trouve pas de motif justifiant la décision elle est conduite à l’annuler parce qu’elle porte une atteinte excessive et inutile aux prérogatives du Parlement. Et voilà le dernier point à analyser : les effets de l’annulation.
La Cour dans une jolie formule dit que « quand les commissaires royaux entrèrent à la chambre des Lords avec l’ordre de prorogation c’était comme s’ils étaient entrés avec une feuille de papier blanc », « car la prorogation était nulle et sans effet, le Parlement n’a pas été prorogé ».
Ici encore on trouve une analogie avec le droit français où les effets de l’annulation d’une décision administrative conduisent à ce que celle-ci « est réputée ne jamais avoir existé ». On sait qu’il s’agit d’une fiction juridique puisque le fonctionnaire révoqué n’a pas touché son traitement avant l’annulation de la décision, que le projet prévu par le permis de construire a pu être mené à son terme avant son annulation et qu’ici le Parlement n’a pas siégé pendant plus d’une semaine. Mais c’est une fiction juridique nécessaire pour effacer le plus d’effets possible d’une décision annulée et il est intéressant de noter que le juge anglais et le juge français se retrouvent ici pour assurer l’effectivité des annulations prononcées.
Au total, on le voit, le contrôle juridictionnel de cette décision de prorogation emploie des techniques juridictionnelles qui sont bien connues du droit administratif français. Mais sur beaucoup de points, la recevabilité du recours, la transparence administrative dans le cadre de l’instruction du recours, la procédure juridictionnelle britannique va plus loin que nos solutions jurisprudentielles nationales et à la fin assure un meilleur contrôle des décisions susceptibles de mettre en cause les pouvoirs constitutionnels du Parlement. Comme quoi, malgré le Brexit qui est peut-être à venir, il reste beaucoup à apprendre de nos proches voisins et à nuancer les appréciations si laudatives que l’on lit parfois sur la perfection de notre système français de contrôle de l’administration….
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