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Le droit d'Alsace-Moselle et la Constitution, retour sur un couple fantomatique
L'histoire des relations entre le droit d'Alsace-Moselle et le droit du reste de la métropole (de la « France de l'intérieur » selon une expression bien connue) est des plus captivantes car elle constitue un excellent observatoire des points de fractures ou des non-dits de notre système juridique.
La récente décision rendue par le Conseil constitutionnel, et qui crée un nouveau principe fondamental reconnu par les lois de la République à propos du droit local, constitue la dernière illustration en date de ce phénomène.
Mais commençons par le commencement, car c'est en suivant depuis leurs sources ces évolutions progressives, que ce dernier événement pourra être pleinement compris.
Le premier point de vue qu'il faut utiliser, est celui de l’anthropologie juridique, pour reprendre les termes, et le titre, du beau livre de Norbert Rouland.
En effet, l'émergence d'un droit spécifique applicable dans ceux des départements français qui passèrent sous contrôle allemand est le produit non pas d'un mais de deux phénomènes d'acculturation juridique.
Tout d'abord, à partir de 1871, l'Alsace et la Moselle devenues terres d'Empire firent l'objet d'une germanisation juridique subtile : elle était aussi radicale que possible (abandon des grands Codes napoléoniens, notamment), tout en permettant des particularismes rendus possibles par la structure malgré tout fédérative de l’Empire et tentant de se concilier ainsi les élites locales.
Puis à partir de 1918, ces trois départements firent l'objet, en sens inverse, d'une re-francisation, qui ne put être un pur retour au passé : quarante années d'applications de dispositifs germaniques ne pouvaient être remises en cause d'un claquement de doigt, notamment sur des questions aussi importantes que la publicité foncière, le droit des assurances sociales ou le droit fiscal. Cela d'autant plus que sur bien des points la législation d'origine germanique était en avance sur le droit français (dans le domaine social notamment) rendant difficilement acceptable l'idée qu'unification rime avec régression.
Il en résulta l'acceptation de l'idée d'un régime particulier « le droit local » qui, sur les points qui viennent d'être évoqués ne suscita pas de contestation très sérieuse. Cela est cependant étonnant dans la mesure où la République glorifiait (et glorifie encore), le culte de l'Unité et de l'indivisibilité, dont un des corollaires est l'uniformité du droit applicable sur tout le territoire. Voilà donc un de ces non-dits : ce qu'on n'aurait pas accepté pour la Corrèze, que l'on n'avait pas accepté pour les départements rattachés sous le Second Empire, et bien on le consentait, sans grand fondement théorique, au profit des provinces redevenues françaises.
Le second point de vue qu'il convient de prendre pour examiner les rapports entre le droit local naissant et le droit constitutionnel français concerne la manière dont furent résolus les débats sur les grands enjeux symboliques de la France du début du xxe siècle, à commencer par la question de la laïcité.
En devenant allemands en 1871, et en ne redevenant français qu'en 1918, Alsaciens et Lorrains avaient échappé au grand mouvement laïc, à la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 parmi d'autres, et demeuraient donc en régime concordataire : enseignement religieux à l'école, fonctionnarisation du clergé, établissements publics locaux, les fabriques, pour gérer les biens ecclésiastiques.
On se doute bien que le retour dans la République allait conduire à des heurts. Ceux-ci demeurèrent toutefois limités, car la gauche laïque ne fut pas suffisamment au pouvoir dans les années 1920 pour s'y opposer sérieusement, et parce que les milieux conservateurs bénéficièrent de la ressource juridique du Conseil d’État qui considéra dans un avis de 1924 que l'application du régime concordataire dans trois départements était constitutionnellement possible.
De cela il naquit une sorte de séparation discrète dans l'application de certains textes législatifs qui devinrent par l'effet du temps des principes constitutionnels (laïcité, liberté d'association…), et ainsi une forme d'autonomie constitutionnelle de l'Alsace-Moselle.
On aurait pu croire, que ce soit en 1946 ou en 1958, que l'institution de nouveaux ordres constitutionnels, plus rigides que sous la IIIe République conduirait à la remise en cause de ce statut particulier. Ainsi, par exemple, la proclamation par l'article 1er de la Constitution de 1958 du caractère laïc de la République aurait pu conduire à s'interroger sur la possibilité de maintenir le régime concordataire dans les écoles.
Il n'en fut cependant rien, et les querelles sur ces questions se réduisirent le plus souvent à des escarmouches.
Et d'un point de vue juridique il en alla de même : le Conseil d’État se borna à constater (ou à affirmer) que la Constitution de 1958 n'avait pas abrogé les lois antérieures applicables à l'Alsace et la Moselle, le Conseil constitutionnel ne trancha jamais véritablement la question de la compatibilité des régimes, car cette question, à dire vrai, ne lui fut guère posée.
Au final, le droit local ressemblait à certaines des citées futuristes dessinées par Moebius : énormes vaisseaux de pierre et de terre flottant en suspension à proximité des planètes dont ils semblent issus. Et au-delà de cette métaphore graphique, le droit local semblait une matière qui perdait progressivement de sa substance, ces contours étant érodés, réforme après réforme, par l'application de nouvelles dispositions législatives et réglementaires nationales.
C'est dans la suite de ces mouvements que s'inscrit la décision du 5 août 2011 par laquelle le Conseil constitutionnel, en validant le régime dominical de fermeture des commerces applicables en Alsace-Moselle, dégage un nouveau principe fondamental reconnu par les lois de la République.
Cette décision ne reconnaît pas, on pouvait s'y attendre, un socle de principes constitutionnels propres à l'Alsace-Moselle. Mais elle consacre l'idée même de l'autonomie de régime comme un principe constitutionnel. Autrement dit, il ne pourra pas y avoir de censure de lois au seul motif qu'elles maintiendraient une différence de situation entre l'Alsace-Moselle et le reste de la métropole. Encore faut-il souligner que ce principe constitutionnel dessine lui-même les possibilités de son extinction : il ne peut pas justifier la création de nouveaux particularismes, et ceux qui disparaissent ne pourront pas être remis en vigueur. Autrement dit, le Conseil constitutionnel semble accompagner paisiblement la dilution progressive de ce droit local.
Il reste cependant à l'issue de la lecture de cette décision un doute fort sérieux : c’est celui de l'application du régime concordataire et non celui de la séparation de l’Église et de l’État. La lecture de la décision ne permet en aucune façon de savoir si le Conseil pourrait estimer que cette situation constitue une violation de l'article 1er de la Constitution et les commentaires de la décision dans le communiqué de presse ou dans le « commentaire aux Cahiers du Conseil constitutionnel », sont sur ce point d'une prudence de sioux.
Que faut-il alors en déduire ? Que la dilution lente du droit local dans le droit national se poursuivra paisiblement et que sur ce point aussi une manière de désamorcer le conflit sera trouvée, comme elle l'a été depuis près d'un siècle désormais. Ou bien que, par une singulière ruse de l'histoire, il aura au contraire fallu attendre 100 ans et la QPC pour que, in cauda venenum, le conflit ne puisse se cristalliser constitutionnellement et faire naître une nouvelle ligne de fracture ? Seul l'avenir pourra le dire.
Références
■ Cons. const. 5 août 2011, n°2011-157-QPC.
■ Article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958
« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.
La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales. »
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