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[ 4 mai 2020 ] Imprimer

Le juge des comptes, le covid-19 et les circonstances de force majeure

Pour l’essentiel, le maniement des fonds publics est confié à une catégorie d’agents publics dédiée, assermentée et tenue de rendre des comptes en cas d’irrégularités constatées dans la tenue de la comptabilité publique : les comptables publics.

Dans ce cadre, ils supportent une responsabilité qualifiée de personnelle et pécuniaire qui implique que lorsqu’un manquement leur est reproché et que ce manquement occasionne un manque dans la caisse publique, ils sont tenus de rembourser cette dernière. Un régime de responsabilité très particulier, unique au sein de la fonction publique et qui explique que l’examen de cette responsabilité ait été confié à un juge spécialisé, le juge des comptes que sont la Cour des comptes et les chambres régionales et territoriales des comptes.

Pendant longtemps, l’office du juge des comptes a été strictement encadré par un adage limitant l’office de ce juge au jugement « des comptes des comptables publics », sous-entendu au jugement des comptes et non des comptables publics.

Ceci explique que des éléments liés au comportement du comptable, à son environnement, au contexte n’étaient pas – et pour certains ne sont toujours pas – pris en considération.

Sur ces dernières années, le schéma d’examen de la responsabilité de ces agents a évolué - de manière parfois significative comme en 2006 alors que le législateur a entendu confier au juge des comptes, compétence pour apprécier les circonstances de force majeure et en déduire les conséquences sur le niveau de responsabilité encouru par l’agent comptable (L. n° 2006-1771 du 30 déc. 2006). Une évolution notable de la législation applicable qui laissait envisager que désormais, alors que les circonstances pouvaient le justifier, l’agent comptable pouvait voir sa responsabilité écartée, à tout le moins atténuée, en raison d’une force majeure constatée.

Las, la jurisprudence du juge des comptes s’est avérée très restrictive en la matière – reprenant de manière étroite les critères traditionnellement retenus pour identifier la force majeure : extériorité, imprévisibilité et irrésistibilité, le juge des comptes retient rarement ces circonstances comme de nature à atténuer la responsabilité du comptable public. Pour ne citer qu’un exemple, celui de la catastrophe de l’usine AZF à Toulouse en 2001, la Cour des comptes a constaté que cet événement était certes extérieur au comptable et imprévisible mais qu’en revanche, il ne pouvait être considéré comme irrésistible, retenant que si les activités de l’établissement en cause avaient été réparties sur plusieurs sites à la suite de cette catastrophe, cette perturbation du poste comptable n’avait pas entrainé d’interruption de son fonctionnement (C. comptes, 23 janv. 2009, Lycée technique Déodat de Severac de Toulouse, n° 5331 : GFP 2010. 289, chron. Lascombe et Vandendriessche).

Cette sévérité jurisprudentielle a inspiré cette ordonnance n° 2020-326 du 25 mars 2020 relative à la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics et son article 1er qui précise que « pour l’appréciation de la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics, les mesures de restriction de circulation et de confinement décidées par le Gouvernement à compter du 12 mars 2020 ainsi que l’état d’urgence sanitaire déclaré par l’article 4 de la loi du 23 mars 2020 (d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19) sont constitutifs d’une circonstance de force majeure telle que prévue au V de l’article 60 de la loi du 23 février 1963 ».

Anticipant les difficultés qui seront celles des comptables pour tenir leur comptabilité en cette période troublée de crise sanitaire, alors que très probablement, il faudra prendre quelques libertés avec les textes comptables applicables, le Gouvernement a anticipé une jurisprudence défavorable aux comptables publics en imposant au juge des comptes, la prise en compte des circonstances liées à la gestion de la crise sanitaire, au titre des circonstances de force majeure.

L’éventuel débet prononcé par le juge des comptes devra donc intégrer, d’emblée, ces circonstances comme de nature à atténuer la responsabilité personnelle et pécuniaire supportée par le comptable public.

L’ordonnance prend toutefois soin de préciser que cette protection ne peut concerner que les cas dans lesquels un lien de causalité pourra être établi entre la crise sanitaire et l’éventuel manquement du comptable. Mais sous cette réserve, il faut comprendre que Bercy a entendu obtenir du juge des comptes, un examen plus favorable des comptabilités publiques.

Cette anticipation jurisprudentielle constitue une curiosité juridique – alors que l’exécutif, anticipant une sévérité supposée/annoncée du juge des comptes, entend imposer au judiciaire, une manière de faire…

On peut regretter la méthode. On peut aussi regretter que le juge des comptes n’ait pas retenu, depuis que son office s’est progressivement subjectivisé, une approche plus réaliste et clémente de certaines situations comptables. Sans le justifier, ceci explique la réaction épidermique de l’exécutif et en particulier de Bercy qui tente ainsi de déminer le terrain.

Il conviendra, bien évidemment, de porter une attention particulière à la jurisprudence financière lorsque les comptes de cette période de crise sanitaire seront à l’examen.

Il conviendrait également de ne pas oublier que cette période coïncide avec le calendrier de la Mission qui a été mise en place en décembre 2019 en vue de l’évolution des régimes de responsabilité des gestionnaires publics, mission qui pourrait être l’occasion de revisiter le régime de responsabilité des comptables publics dans le sens d’une subjectivisation pleine et entière de l’office du juge des comptes. C’est une opportunité qui se présente de mettre un terme aux défaillances du régime actuel, une occasion à ne pas perdre de vue…

 

Auteur :Stéphanie Damarey


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