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Le billet
Le juge et le rappeur : je t’aime, moi non plus !
Rappeur de son état, Aurélien Cotentin, a connu un très vif succès auprès du public et de ses pairs, puisque sa production musicale a été couronnée par deux victoires de la musique.
Cette touchante unanimité a volé en éclats à la suite d’un concert, donné au Bataclan le 13 mai 2009, au cours duquel le rappeur avait interprété plusieurs chansons de son répertoire qui avaient suscité une très vive désapprobation d’une meute d’associations qui ont en commun, féministes ou non, de défendre la dignité de la femme. Il faut dire qu’appréciées objectivement les paroles de plusieurs des chansons incriminées présentaient les femmes en termes très peu élogieux, parfois même écœurants, et les rabaissaient, bordée d’injures à l’appui, à un statut assez peu honorant de putes et soumises, de gré ou de force.
Privilégiant la dignité de la femme sur la liberté d’expression et de création, revendiquée par le rappeur, le tribunal de grande instance de Paris avait condamné le rappeur à 1000 euros d’amende avec sursis pour injure publique envers un groupe de personnes à raison de leur sexe et pour provocation à la violence à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leurs sexes.
Après cette décision, un éditorialiste, qui sévissait alors dans les colonnes du prestigieux Recueil Dalloz s’était fendu du commentaire critique suivant : « Au fond, la question revient à savoir si les infractions dont il s’agit peuvent être constituées par un individu qui ne s’exprime pas en tant que citoyen exposant son opinion personnelle, mais en tant qu’artiste qui raconte, qui filme ou qui chante une histoire, qui crée une fiction en somme. Un artiste qui n’exprime donc pas son appréciation personnelle sur la condition de la femme, mais livre une œuvre de fiction dans laquelle un personnage fictif, jaloux et haineux, s’en prend aux femmes et leurs promet monts et horreurs. Le ministère public avait, dans cette perspective, une nouvelle fois requis la relaxe, parce que les chansons incriminées n’étaient que des œuvres de fiction mettant en scène un personnage odieux mais fictif ; partant, elles relevaient de la liberté d’expression et il n’appartenait pas alors au tribunal de s’ériger en juge du bon goût ou de l’esthétique de l’œuvre » (D. 2013. 1337).
C’est peu ou prou dans cette voie que s’est engouffrée la cour d’appel de Versailles pour relaxer le rappeur, dans un arrêt rendu le 18 février 2016. Elle affirme d’abord que « Le domaine de la création artistique, parce qu’il est le fruit de l’imaginaire du créateur, est soumis à un régime de liberté renforcé afin de ne pas investir le juge d’un pouvoir de censure qui s’exercerait au nom d’une morale nécessairement subjective de nature à interdire ces modes d’expression souvent minoritaires qui sont aussi le reflet d’une société vivante et qui ont leur place dans une démocratie ». Après cet hymne à la liberté artistique et cette aversion affichée pour la censure, la cour d’appel en rajoute une couche et vole au secours du rap : « Ce régime de liberté renforcé doit tenir compte du style de création artistique en cause, le rap pouvant être ressenti par certains comme étant un mode d’expression par nature brutal, vulgaire voire violent puisqu’il se veut le reflet d’une génération désabusée et révoltée ». Puis, la cour livre sa grille d’analyse en vue de discerner la libre création artistique et l’infraction pénale : « il appartient à la cour de rechercher si, au-delà des expressions incriminées, formulées dans le style par définition agressif du rap, l’auteur a voulu injurier (les femmes) ou provoquer à la violence, à la haine ou à la discrimination à leur égard, ou si ses chansons expriment, dans le style musical qui lui est propre, le malaise d’une partie de sa génération ». En l’occurrence, après s’être livré à « la lecture attentive de l’intégralité de ses textes », la cour en déduit qu’il convient d’opérer une distinction entre les personnages paumés, fragiles, désabusés et en situation d’échec que le rappeur met en scène dans ses chansons, et la personne même de l’auteur des œuvres en question. En somme, comme le dit la cour, le rappeur « n’incarne pas les personnages de ses textes » et il convient donc de ne pas confondre la fiction, qu’expriment les personnages de ses chansons, et la réalité, qui se confond avec la personnalité de leur auteur.
Si la décision de la cour d’appel suscite l’adhésion, c’est parce qu’elle semble à même de concilier la liberté de création, dans tous les domaines (littérature, théâtre, cinéma, etc…) et la dignité de la femme. Autant, en effet, on doit impitoyablement combattre les propos qui portent atteinte à la dignité de la femme quand ils sont tenus par des individus qui assument délibérément leurs propos et en revendiquent la légitimité. Autant, en revanche, la liberté de création doit être protégée quand des propos, certes objectivement sexistes, s’inscrivent dans une perspective artistique et quand l’auteur n’exprime pas ses propres convictions mais dépeint une réalité sociale ou caricature des personnages qui sont à cent lieues de ce qu’il est en réalité. S’il en était autrement qu’Almodovar, Bedos, Cabu, Coluche, Desproges, Gainsbourg, Kubrick, et tant d’autres seraient-ils devenus ?
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