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[ 4 juillet 2022 ] Imprimer

Le motif fiscal et la substance de la chose

Un arrêt, rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 22 juin 2022 (n° 20-11.846), mérite d’être connu, notamment par les étudiants qui envisagent de passer l’examen du CRFPA, à l’occasion duquel l’on sait que les questions relatives aux vices du consentement reviennent fréquemment. L’arrêt cité marque, en effet, une évolution notable de la jurisprudence de la Cour de cassation à l’endroit du motif fiscal que poursuivent parfois les acquéreurs d’un bien.

En l’espèce, en 1996, des particuliers avaient fait l’acquisition de quirats d’un navire, c’est-à-dire de parts de propriété de ce dernier. Cette acquisition avait été motivée par la perspective d’une économie fiscale. D’emblée, on notera que le droit applicable était, compte tenu de la date d’acquisition, celui antérieur à la réforme du droit des obligations du 10 février 2016. L’économie d’impôts leur fut refusée par l’administration fiscale au motif que le navire ne remplissait pas les conditions prévues par la loi. La situation est très classique, même si ce sont les acquisitions immobilières qui concentrent l’essentiel de ce contentieux.

Dans un premier temps, les acquéreurs tentèrent d’obtenir l’annulation du contrat pour réticence dolosive. Ils obtinrent gain de cause devant les juges du fond, mais l’arrêt d’appel fut censuré en 2015 au motif que l’intention de tromper du vendeur n’avait pas été rapportée (Com., 14 avr 2015, nos 13-26.524 et 14-10.951). Chacun sait, en effet, que, sur le fondement de la réticence dolosive, il appartient à la victime de démontrer, non seulement qu’une information déterminante de son consentement ne lui a pas été délivrée, mais encore que celle-ci ne lui a pas été transmise sciemment, dans l’optique d’obtenir son consentement. Autant dire que le vendeur peut plaider la négligence pour échapper, sinon à des dommages et intérêts sur le fondement de la méconnaissance de son obligation d’information, au moins à l’annulation du contrat pour dol.

Le litige se réorienta alors sur le fondement de l’erreur. Sur ce terrain, il n’est plus besoin d’une intention dolosive du cocontractant. En revanche, si toutes les erreurs sont sanctionnées sur le terrain du dol (C. civ., art. 1139), seules les erreurs portant sur la substance de la chose, pour reprendre la terminologie en cours à la date des faits, peuvent entraîner l’annulation du contrat. Sont, en particulier, exclues les erreurs sur le motif extérieur à l’objet du contrat ou celle qui porte sur la simple valeur de la chose acquise. 

Avant la réforme, à propos du motif fiscal, la Cour de cassation avait ainsi considéré, dans deux arrêts, abondamment commentés (Civ. 1re, 13 févr. 2001, n° 98‑15.092) : « que l’erreur sur un motif du contrat extérieur à l’objet de celui-ci n’est pas une cause de nullité de la convention, quand bien même ce motif aurait été déterminant » et « que c’est donc à bon droit que l’arrêt énonce que l’absence de satisfaction du motif considéré à savoir la recherche d’avantages d’ordre fiscal alors même que ce motif était connu de l’autre partie, ne pouvait entraîner l’annulation du contrat faute d’une stipulation expresse qui aurait fait entrer ce motif dans le champ contractuel en l’érigeant en condition de ce contrat ». Pour la Cour de cassation, un motif extérieur à l’objet du contrat ne pouvait donc entraîner la nullité que s’il était entré, expressément, dans le champ contractuel.

Autant dire que cette jurisprudence était particulièrement favorable aux vendeurs qui faisaient miroiter des avantages fiscaux aux acquéreurs puisqu’ils leur suffisaient de refuser d’insérer dans le contrat de vente toute mention relative à l’économie d’impôts pour se prémunir contre la remise en cause du contrat. Une partie de la doctrine avait alors soutenu, en vain, qu’il était possible de considérer que le motif fiscal faisait partie intégrante des qualités de la chose acquise, comme l’est, par exemple, la constructibilité d’un terrain.

Après tout, ce que souhaitait acquérir l’acheteur était un « bien défiscalisable », de sorte que l’aptitude de la chose à permettre une économie fiscale faisait partie de sa substance. Or, précisément, s’il a toujours été exigé que la qualité essentielle de la chose soit entrée dans le champ contractuel afin d’entraîner la nullité en cas d’erreur sur celle-ci, il était également admis qu’une qualité pouvait avoir été considérée comme essentielle de manière tacite.

Contre toute attente, c’est précisément ce que vient de décider la chambre commerciale dans sa décision du 22 juin 2022. Que l’on en juge : « Les parties peuvent convenir, expressément ou tacitement, que le fait que le bien, objet d’une vente, remplisse les conditions d’éligibilité à un dispositif de défiscalisation constitue une qualité substantielle de ce bien.

(…)

11. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si l’éligibilité des quirats au dispositif de défiscalisation en cause ne constituait pas une qualité substantielle du bien vendu, convenue par les parties et en considération de laquelle elles avaient contracté, de sorte que, dès lors qu’il aurait été exclu, avant même la conclusion du contrat, que ce bien permît d’obtenir l’avantage fiscal escompté, le consentement de M. et Mme [P] aurait été donné par erreur, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ».

La surprise est totale, et ce d’autant que la jurisprudence de 2001 a été consacrée par la réforme de 2016 !

L’article 1135, alinéa 1 du Code civil énonce en effet que « l’erreur sur un simple motif, étranger aux qualités essentielles de la prestation due ou du cocontractant, n’est pas une cause de nullité, à moins que les parties n’en aient fait expressément un élément déterminant de leur consentement ».

Or, le législateur avait rédigé cet article en ayant en tête les arrêts de 2001 et de 2003. Cette consécration est pourtant contestable. On comprend mal, en effet, pourquoi il faudrait une mention expresse pour faire entrer, dans le champ contractuel, un motif extérieur aux qualités essentielles de la prestation. Ce formalisme ne fait que conforter la position de la partie en situation de force, qui peut dicter les termes du contrat. Toujours est-il que, sous l’empire des textes issus de la réforme, il est aujourd’hui possible de soutenir que l’économie fiscale recherchée par l’acquéreur n’est pas un motif extérieur aux qualités essentielles de la chose, motif qui aurait besoin d’une stipulation expresse pour entrer dans le champ contractuel.

Il s’agit d’une propriété de la chose acquise, et donc d’une qualité qui, dès lors qu’elle a été convenue expressément ou tacitement, au sens de l’article 1133 du Code civil, est entrée dans le champ contractuel.

Il est toujours difficile de pressentir une évolution jurisprudentielle. On sentait toutefois poindre un certain agacement des hauts magistrats à l’endroit des promesses d’économie fiscale sans lendemain. Cet agacement s’était matérialisé par une sévérité accrue envers les rédacteurs d’acte, et notamment les notaires qui devaient déconseiller une opération lorsque le motif fiscal était manifestement hors d’atteinte (Civ. 1re, 20 sept. 2017, n° 15-14.176).

Aujourd’hui, c’est donc l’annulation du contrat qui pourra être plus facilement obtenue. Nul besoin de passer par le dol, dès lors que l’acquéreur pourra prouver, à l’aide de documents de toute nature, qu’il cherchait à obtenir une économie fiscale, au vu et au su du vendeur, économie qui était, dès l’origine, illusoire.

Références :

■ Com., 22 juin 2002, 20-11.846 B : D. 2022. 1204.

■ Com., 14 avr. 2015, nos 13-26.524 et 14-10.951.

■ Civ. 1re, 13 févr. 2001, n° 98‑15.092 P : JCP 2001. I. 330, obs. J. Rochfeld ; Defrénois 2001, art. 37521, obs. D. Robine ; RTD civ. 2001. 352, obs. J. Mestre et B. Fages ; CCE 2003, n° 62, obs. Ph. Stoffel-Munck ; Civ. 3e, 24 avr. 2003, n° 01‑17.458 ; RTD civ. 2003. 699, obs. J. Mestre et B. Fages ; RTD civ. 2003. 723, obs. P.-Y. Gautier ; RDC 2003. 42, obs. D. Mazeaud ; D. 2004. 450, note S. Chassagnard ; LPA 4 juin 2004, n° 112, p. 9, obs. D. R. Martin ; JCP 2003. II. 10134, obs. R. Wintgen ; Dr. et patr. sept. 2003, p. 116, obs. P. Chauvel.

■ Civ. 1re, 20 sept. 2017, n° 15-14.176.

 

Auteur :Mathias Latina


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