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[ 8 avril 2015 ] Imprimer

Le portage salarial, une fragile légalisation

Mots-clefs : Frédéric Guiomard

Le rapport entre les formes d'emploi imaginées par la pratique et le droit est passionnant à observer : il montre comment évoluent les formes juridiques d'emploi, fruit de compromis entre les besoins revendiqués par le monde économique et les règles, anciennes, qui structurent le droit social. Tel est le cas du portage salarial, pratique à la légalité douteuse, qui peine encore à trouver un régime juridique. Un arrêt du 4 février 2015 de la chambre sociale de la Cour de cassation invalide une clause essentielle à son fonctionnement, tandis qu'une ordonnance n° 2015-380 du 2 avril 2015 tente de lui procurer un régime juridique sans parvenir à véritablement corriger cette incertitude juridique.

L'arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation, en date du 4 février 2015, vient rappeler combien le contrat de portage est fragile, sinon dans son principe même, du moins dans la validité des clauses qui le caractérisent.

L'affaire illustre parfaitement les difficultés suscitées par ce dispositif. Un rédacteur est engagé en 2006 par la société de portage Jam communication, pour rédiger, pour le compte d'une société cliente, prestataire de services, la page d'accueil du site Yahoo !. La société de portage est employeur de ce salarié qu'elle met à la disposition d'entreprises tierces. Mais, contrairement aux entreprises d'intérim, elle se contente d'accompagner le salarié dans son activité (facturation, conseils, aide à la négociation de contrats), sans prospecter elle-même les entreprises dans lesquelles le salarié est appelé à travailler. Une clause dite « d'objectif » du contrat de travail prévoit – comme cela se pratique dans ce secteur – qu'il revient au salarié de rechercher de nouvelles missions en cas d'échéance des missions en cours. Trois ans après la conclusion de ce contrat, l'entreprise cliente fait savoir qu'elle ne souhaite pas reconduire la mission du salarié porté. L'entreprise le licencie alors en raison de l'absence de nouvelles missions trouvées par le salarié. La cour d'appel de Paris fait droit à la demande de reconnaissance de l'absence de cause réelle et sérieuse du salarié, estimant que le régime juridique découlant de la qualification de contrat de travail n'est pas à la disposition des parties, et qu'en conséquence le contrat comporte pour l'employeur l'obligation essentielle de lui fournir du travail.

La Cour de cassation rejette d'une sentence brève le pourvoi contre cette décision : « la conclusion d'un contrat de travail emporte pour l'employeur obligation de fourniture du travail au salarié ». La formule n'est pas nouvelle, et reprend pratiquement celle avancée par un précédent arrêt du 17 février 2010. Ainsi que le montrait le visa des articles L. 1221-1 et L. 1211-1 du Code du travail, la Cour de cassation semble considérer l'obligation de fournir du travail comme une obligation essentielle au contrat de travail, à laquelle les parties ne sauraient déroger. Dans le partage des risques inhérents à la relation d'emploi, le salarié a pour seule obligation de se tenir à la disposition de l'employeur, et il revient à celui-ci d'assumer les risques de son activité en fournissant au salarié du travail, ou, à défaut, de le licencier pour motif économique.

La chambre sociale aura ainsi su tenir le cap de la rigueur juridique, malgré la faveur que les pouvoirs publics et partenaires sociaux vouent à ce secteur d'activité, perçu comme porteur d'emploi (bien qu'il ne concerne au plus que 50 000 salariés). Les partenaires sociaux avaient, dans l'Accord national interprofessionnel du 11 janvier 2008, appelé à la légalisation de cette forme d'activité, ce que fit la loi n°2008-789 du 25 janvier 2008 en soustrayant le portage au régime du délit de prêt de main d'œuvre (C. trav., art. L. 8241-1), et en renvoyant à la négociation collective le soin de définir les règles qui lui sont applicables. Un accord collectif du 24 juin 2010 fut adopté en ce sens. Le Conseil constitutionnel, par une décision QPC du 11 avril 2014 devait cependant renvoyer la question au législateur, la délégation générale de compétence aux partenaires sociaux étant jugée contraire à l'article 34 de la Constitution.

La Cour de cassation semble adopter une stratégie comparable. En invalidant l'une des clauses propres au contrat de portage, elle paraît renvoyer le législateur à sa responsabilité : s'il souhaite déroger au principe selon lequel la fourniture de travail est une obligation essentielle pesant sur l'employeur, il lui appartient de l'inscrire dans un texte de loi.

Ce message semble avoir été bien reçu par le législateur. Dans la loi du 20 décembre 2014 relative à la simplification de la vie des entreprises, il habilitait le gouvernement à adopter par voie d'ordonnance la détermination d'un régime juridique pour le contrat de portage salarial. Le 2 avril 2015 fut enfin publiée cette ordonnance. Celle-ci permet de mieux définir le contrat de portage, et précise un certain nombre de règles, concernant en particulier les conditions de recours à ce contrat et son régime juridique (notamment une rémunération minimale à hauteur de 75 % du plafond de la Sécurité sociale).

Ce nouveau régime juridique permettra-t-il de valider les clauses discutées dans les arrêts évoqués sur le portage salarial ?

La question ne paraît pas véritablement clarifiée. Le contrat de portage pourra être conclu soit à durée déterminée (auquel cas il prendra fin avec la réalisation de la prestation dans l'entreprise cliente), soit à durée indéterminée. Le salarié se voit alors transférer une partie du risque de son absence d'activité : les périodes sans prestation ne seront pas rémunérées. La définition même du contrat de portage indique, par ailleurs, que le salarié dispose d'une « autonomie qui lui permet de rechercher lui-même ses clients ». L'article L. 1254-8 du code du travail prévoit néanmoins que « la seule rupture du contrat commercial de portage salarial n'entraîne pas la rupture du contrat de travail du salarié ».

La portée qui sera donnée à ces dispositions n'est pas aisée à déterminer. La mention de l'autonomie du salarié pour rechercher des clients paraît valider les clauses contractuelles en ce sens. Elles ne devraient néanmoins pas permettre de licencier le salarié au seul motif qu'il n'a pas trouvé de nouveau client. Elles ne feraient peser sur lui qu'une obligation de moyens. Dès lors, elles ne permettraient un licenciement disciplinaire pour violation de cette clause que si le salarié n'a pas effectué les démarches nécessaires. À défaut, la clause ne permettra pas de déroger au principe selon lequel l'obligation de fournir du travail pèse sur l'employeur : il lui appartiendra de licencier pour motif économique le salarié, ce qui ne manquera de susciter nombre de débats sur l'appréciation d'un tel motif par les juges. 

 

Références

 Soc. 4 févr. 2015, n°13-25.627, RJS 4-2015, n° 297.

■ Paris, du 10 sept. 2013, n°11/09813.

 Soc. 17 févr. 2010, n° 08-45.298, Dr. soc. 2010. 799, obs. J. Mouly ;  RDT 2010. 292, obs. J. Pélissier. 

 Ordonnance n° 2015-380 du 2 avril 2015 relative au portage salarial, JORF n° 0079 du 2 avril 2015, p. 6182

 Cons. const. 11 avr. 2014, n° 2014-388 QPC.

■ J. Dupeyroux, « Le roi est nu », Dr. soc. 2007. 81.

■ L. Casaux-Labrunée, « Le portage salarial : travail salarié ou travail indépendant ? », Dr. soc. 1007. 58.

■ P. Morvan, « Éloge juridique et épistémologique du portage salarial », Dr. soc. 2007. 607. 

■ Code du travail

Article L. 1211-1

« Les dispositions du présent livre sont applicables aux employeurs de droit privé ainsi qu'à leurs salariés.

Elles sont également applicables au personnel des personnes publiques employé dans les conditions du droit privé, sous réserve des dispositions particulières ayant le même objet résultant du statut qui régit ce personnel. »

Article L. 1221-1

« Le contrat de travail est soumis aux règles du droit commun. Il peut être établi selon les formes que les parties contractantes décident d'adopter. »

Article L. 1254-8

« La seule rupture du contrat commercial de prestation de portage salarial n'entraîne pas la rupture du contrat de travail du salarié. L'entreprise de portage salarial est redevable de la rémunération due au salarié porté correspondant à la prestation réalisée dans les conditions prévues aux articles L. 1254-15 et L. 1254-21. »

Article L. 8241-1

« Toute opération à but lucratif ayant pour objet exclusif le prêt de main-d'oeuvre est interdite.

Toutefois, ces dispositions ne s'appliquent pas aux opérations réalisées dans le cadre :

1° Des dispositions du présent code relatives au travail temporaire, aux entreprises de travail à temps partagé et à l'exploitation d'une agence de mannequins lorsque celle-ci est exercée par une personne titulaire de la licence d'agence de mannequin ;

2° Des dispositions de l'article L. 222-3 du code du sport relatives aux associations ou sociétés sportives ;

3° Des dispositions des articles L. 2135-7 et L. 2135-8 du présent code relatives à la mise à disposition des salariés auprès des organisations syndicales ou des associations d'employeurs mentionnées à l'article L. 2231-1.

Une opération de prêt de main-d'œuvre ne poursuit pas de but lucratif lorsque l'entreprise prêteuse ne facture à l'entreprise utilisatrice, pendant la mise à disposition, que les salaires versés au salarié, les charges sociales afférentes et les frais professionnels remboursés à l'intéressé au titre de la mise à disposition. »

 

 

Auteur :Frédéric Guiomard


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