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[ 12 novembre 2024 ] Imprimer

Le principe de neutralité du service public face aux collaborations avec des universités israéliennes dans le contexte de la guerre de Gaza et du Liban

La guerre de Gaza, en réaction aux attaques terroristes du 7 octobre, a conduit les universités à se poser la question de la suspension de leurs collaborations avec des établissements israéliens. En France, le collège de déontologie de l’enseignement supérieur a été saisi de la question et a répondu par la négative en s’appuyant essentiellement sur le principe de neutralité du service public. Il est cependant possible d’adopter un point de vue plus nuancé.

En mai 2024, le collège de déontologie du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche a été invité par la Ministre de l’époque à se prononcer sur deux questions liées au positionnement des établissements d’enseignement supérieur face « au conflit » de Gaza. D’abord celle de savoir si, et dans quelles conditions, ces établissements pouvaient suspendre des collaborations avec des institutions « situées dans la zone de conflit », ensuite « rappeler », le rôle que ces établissements devaient jouer dans le débat public. 

Soigneusement pesés, les termes de cette demande manient la litote et l’implicite : un conflit et non une guerre, des institutions situés « dans la zone de conflit », et non pas israéliennes, les noms des belligérants n’étant pas même mentionnés. La réponse donnée par le collège dans son avis du 19 juin 2024 s’inscrit formellement dans la même ligne puisque la seule contextualisation géographique, est la mention, une seule fois en 4 pages denses, du « conflit au Proche-Orient ». Le mot qui vient à l’esprit pour désigner ce style rédactionnel est celui de « neutralité », sinon de neutralisme. Or, de ce point de vue, le fond rejoint la forme puisque le maître concept manié par le collège de déontologie va également être celui de neutralité, spécialement en ce qui concerne la première question posée. 

C’est précisément à cette question que nous nous intéresserons ici car la seconde, sur la place des universités dans le débat public, se résume principalement à des observations puisées dans la jurisprudence sur la police du chef d’établissement pour la mise à disposition de salles, ce qui est une question aussi classique que bien balisée. Observons que la Ministre en revanche a pris soin de ne pas poser la troisième question qui a émergé dans le débat public, celle de la liberté d’expression des enseignants chercheurs pris individuellement, et le collège de déontologie a également pris soin de ne pas y répondre, fut-ce indirectement.

Les établissements d’enseignement supérieur et de recherche peuvent-ils interrompre leur coopération avec des universités ou des entreprises israéliennes, car, ne nous payons pas de mots, c’est bien de cela dont il s’agit ? L’avis y répond par la négative. Cependant il nous semble qu’il s’agit là d’une appréciation qui peut être discutée et le droit donne sans doute des pistes pour une position plus nuancée.

I.                    La limite du contrôle des « pouvoirs publics » sur la résiliation des conventions de coopération internationales des établissements d’enseignement supérieur

L’avis débute par la réponse à un argument que l’on entendait souvent dans les milieux universitaires, sur le fait qu’il faudrait traiter de la même manière les conventions avec Israël qu’on l’avait fait au début de l’invasion de l’Ukraine, avec celles conclues avec la Russie. L’avis souligne, de manière parfaitement exacte que, s’agissant de la Russie, l’État a imposé la rupture de ces collaborations, comme il l’avait déjà fait en 1990 pour l’Irak à l’occasion de la première guerre de Golfe, tandis qu’il ne l’a pas fait dans le cadre de la guerre de Gaza. À l’occasion de la circulaire de 1990 concernant l’Irak, le Conseil d’État avait prudemment éludé le débat sur sa légalité, jugeant qu’il s’agissait d’un acte de gouvernement non détachable des relations internationales qui ne pouvait être déféré devant aucun juge (CE 23 sept. 1992, Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP), nos 120437 et 120737). Même si l’avis ne l’évoque pas, il y a donc tout lieu de penser que l’acte contraire, la décision de ne pas imposer cette rupture, relève de la même nature juridique et ne pourrait donc pas davantage être contestée en justice.

L’intérêt de cette réponse tient moins au débat sur l’injusticiabilité d’une telle décision de l’État, qu’au fait qu’elle nous introduit au cadre juridique, des conventions de coopération internationale des établissements d’enseignement supérieur et de recherche sur lequel s’appuie l’avis. Ce cadre est posé par les articles L. 123-7 et L. 123-7-1 du Code de l’éducation que l’avis cite dans leur intégralité. On peut se borner dans le cadre du commentaire, à la citation du dernier alinéa de l’article L. 123-7 qui pose que ces établissements peuvent passer des accords avec des institutions étrangères « dans le cadre défini par les pouvoirs publics ». La signification de cette expression un peu abstraite est explicitée par l’article L.123-7-1 dont les 3 premiers alinéas sont ainsi rédigés : 

« Les établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel contractent librement avec les institutions étrangères ou internationales, universitaires ou non.

Tout projet d'accord est transmis au ministre chargé de l'enseignement supérieur et au ministre des affaires étrangères.

Si, à l'expiration d'un délai d'un mois à compter de la réception du projet, le ministre chargé de l'enseignement supérieur n'a pas notifié une opposition totale ou partielle de l'un ou l'autre ministre, l'accord envisagé peut être conclu ».

Tout en insistant sur ce cadre juridique et sur la tutelle ainsi exercée préalablement à la signature des conventions, l’avis, étrangement, ne pose pas la question du régime juridique des résiliations des conventions antérieurement signées et notamment si elles ne devraient pas être soumises au même régime d’approbation en vertu du principe du parallélisme des compétences. Comme le rappellent en effet L. Richer et F. Lichère (in Droit des contrats administratifs, 13e éd. LGDJ 2024, n° 568) :

« à moins de règle contraire inscrite dans le traité, la rupture du contrat de concession de service public, soit par voie de résiliation, soit par voie de rachat, doit être prononcée dans les mêmes conditions et soumise aux mêmes approbations que le contrat lui-même » (CE 16 mars 1920, Compagnie générale des eaux, Rec. 336 ; CE 20 janv. 1965, Soc. des Pompes Funèbres Générales,n° 58704).

Il nous semble cependant qu’un autre principe classique du droit public, combiné à la lettre des dispositions des articles L. 123-7 et L 123-7-1 du Code de l’éducation doivent conduire à ne pas soumettre les résiliations à ce contrôle préventif. Le principe, c’est naturellement celui que l’on cite sous la forme d’un adage : « il n’y a pas de tutelle sans texte ni de tutelle au-delà des textes » ou, pour reprendre l’expression plus précise de Ch. Maugüé et L. Touvet « la tutelle ne peut jamais aller au-delà des conditions et modalités fixées par les textes qui l'instaurent » (AJDA 1993. 526). Or, ici, le texte, placé sous le signe de la liberté contractuelle, toute limitée qu’elle soit, ne prévoit et n’organise le contrôle qu’en ce qui concerne la signature des accords et ne mentionne à aucun moment leur résiliation de sorte qu’il y a lieu de considérer qu’il n’y a pas de de contrôle des autorités de tutelle à ce stade. 

Il s’agit là d’un point très important pour la suite de l’analyse car il signifie que les établissements ne sont soumis, pour ce qui concerne les résiliations, qu’au droit commun des contrats administratifs et en particulier à celui des résiliations pour motif d’intérêt général.

II.                 La « neutralité » du service public, faux obstacle à la résiliation des conventions de coopération universitaires

Le « principe de neutralité » des services publics, « principe fondamental du service public » selon le Conseil constitutionnel (Cons. const., 23 juill. 1996, n° 96-830 DC) est d’un maniement délicat, tout spécialement dans l’enseignement supérieur. Initialement spécialement adressé aux agents, comme composante de l’obligation de réserve et comme obligation de traiter les usagers également, sans considération religieuse ou politique, il a progressivement quitté la sphère personnelle pour atteindre la sphère institutionnelle. Les conclusions de Francis Donnat, dans une affaire où était en question le pavoisement d’un drapeau indépendantiste sur le fronton d’une mairie de la Martinique illustrent avec beaucoup de netteté ce passage du personnel à l’institutionnel :

« De même que l'usager du service public est en droit d'attendre de l'agent public qu'il n'exerce sur lui aucune pression par l'expression de ses convictions personnelles ou par le port d'un signe permettant de les reconnaître, et est en droit d'attendre de l'administration qu'elle examine son dossier sans tenir compte de ses opinions personnelles, de même l'usager et, plus largement, le simple passant est en droit d'attendre des autorités responsables d'un service public qu'elles ne lui imposent pas, sur la voie publique, la vue d'un signe symbolisant un attachement particulier à un courant de pensée, à un parti politique ou à des convictions religieuses » (concl. sur CE 27 juill. 2005, Commune de Sainte Anne, n° 259806).

Ainsi « l’administration », ne peut pas, en principe, exprimer d’opinion politique. Cependant, l’enseignement supérieur, en se dépouillant progressivement des atours de l’Université Impériale, s’est vu confier une mission qui place la neutralité en tension avec le pluralisme. Très caractéristique est ainsi l’article L. 141-6 du Code de l’éducation (issu de la L. de 1984 sur l’enseignement supérieur), cité dans l’avis, qui affirme à la fois que :

« Le service public de l'enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique et qu’il « respecte la diversité des opinions ». 

L’affirmation de cette exigence pluraliste et encore confortée par l’article L. 811-1 du même Code dont le 2e alinéa pose que :

« (les usagers) Ils disposent de la liberté d'information et d'expression à l'égard des problèmes politiques, économiques, sociaux et culturels. Ils exercent cette liberté à titre individuel et collectif ».

Ces textes dessinent un monde idéal où l’Alma Mater laisse se dérouler en son sein, les débats et discussions, sans y prendre part puisqu’ils permettront la réalisation de son but : la construction d’un savoir éclairé et critique. Cependant, lorsque ce monde idéal se heurte à la réalité, la « neutralisation » prend le pas sur la liberté d’expression et le pluralisme. C’est ce qu’avait déjà montré une décision de 2011 du Conseil d’État (CE 7 mars 2011, ENS, n° 347171) validant le refus de la direction de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm d’autoriser la tenue en ses locaux d’une réunion d’information de la campagne « Israeli Apartheid week », refus justifié par le fait de « ne pas associer dans l'opinion publique (l)’ établissement à une campagne politique internationale en faveur du boycott des échanges scientifiques et économiques avec un État ».

L’avis du collège de déontologie prolonge la logique de cette décision, il en reprend d’ailleurs l’ensemble des bases textuelles, mais il lui associe celle de l’arrêt sur le pavoisement : au-delà des activités de ses membres, c’est bien l’institution elle-même qui doit être « neutre » et par conséquent ne pas prendre de décisions qui soient le produit d’une prise de position politique.

Si l’avis reprend donc les logiques d’une jurisprudence administrative bien établie, il nous semble cependant que c’est au prix d’une simplification et d’une vision réductionniste de ce qui conduit actuellement certains établissements d’enseignement supérieur et de rechercher à envisager de cesser leurs collaborations avec les universités ou entreprises israéliennes. Peut-on en effet affirmer qu’il s’agit simplement « d’une prise de position des organes de gouvernance de l’établissement sur (le) conflit » ou « d’une prise de position de nature politique fondée sur des considérations telle que la situation de conflit au Moyen-Orient », pour reprendre les termes employés par l’avis pour justifier la méconnaissance du principe de neutralité ? 

L’analyse des positions prises par un certain nombre d’établissements en Europe montre qu’en réalité les situations et les logiques mises en œuvre sont le produit d’une réflexion plus structurée. Trois exemples permettent le montrer.

■ Tout d’abord celui de l’Université d’Helsinki. Cette Université a suspendu, sans les résilier, les échanges d’étudiants avec deux universités israéliennes et ne les reprendra qu’après une évaluation éthique. En revanche, elle maintient les collaborations au niveau de la recherche, tout en procédant là encore, à des évaluations éthiques.

■ Ensuite celui de l’Université de Leyden, aux Pays Bas qui a décidé de mettre en œuvre une procédure d’évaluation pour déterminer si ses partenaires israéliens « sont impliqués dans des violations des droits humains ou présentent des risques tel que celui que les résultats de la recherche soient utilisés à des fins militaires ».

■ Celui enfin de Sciences-po Strasbourg qui a suspendu une collaboration avec une Université israélienne en raison de « l’engagement actif de cette université dans le conflit (…) en contradiction avec les valeurs humanistes sont se réclame Sciences Po Strasbourg ».

Ces trois exemples montrent que, loin de prises de position politique de principe, les universités construisent leurs décisions sur des appréciations in concreto qui font appel à des techniques d’évaluation, à des normes éthiques et à l’appréciation du risque de voir remettre en cause les exigences liées au pluralisme que l’on rappelle plus haut. Ils montrent également que le principe de neutralité ne joue pas dans un sens unique : poursuivre des collaborations avec des universités dont il serait avéré qu’elles seraient engagées dans la politique et l’action militaire israélienne actuelle conduirait, symétriquement à ce qu’a exposé le collège de déontologie, à porter atteinte à la neutralité des établissements 

Mais surtout, plutôt que l’invocation incantatoire de la « neutralité », ces réflexions initiées par certaines universités ouvrent des perspectives mesurées et prudentes qu’il est important d’entendre dans le contexte actuel.

Références :

■ CE 23 sept. 1992, GISTI, Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP), nos 120437 et 120737 A : AJDA 1992. 752, concl. D. Kessler, obs. R. S. ; RFDA 1993. 352, chron. D. Ruzié.

■ CE 16 mars 1920, Compagnie générale des eaux, Rec. 336

■ CE 20 janv. 1965, Soc. des Pompes Funèbres Générales, n° 58704 A

■ Cons. const., 23 juill. 1996, n° 96-830 DC

■ CE 27 juill. 2005, Commune de Sainte Anne, n° 259806 A AJDA 2006. 196, note J.-B. Darracq ; D. 2005. 2341 ; RFDA 2005. 1137, concl. F. Donnat.

■ CE 7 mars 2011, ENS, n° 347171 A : AJDA 2011. 481 ; ibid. 1033 ; ibid. 585, tribune O. Beaud, note A. Legrand ; D. 2011. 1195, note O. Le Bot.

■ V. Avis du collège de déontologie relatif au cadre de la coopération scientifique et technologique internationale des universités et au rôle et à la place de l’université dans l’organisation des débats publics, 19 juin 2024, NOR : ESRH2417553V

 

Auteur :Frédéric Rolin


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