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[ 1 décembre 2014 ] Imprimer

Le projet « Macron » et le nouvel article 1833 du Code civil : quand la force du droit vient de la force des mots

Le projet de loi sur la croissance et l’activité, dit projet « Macron » est décidément plein de surprises. Nous n’aborderons pas ici les dispositions polémiques relatives à l’avocat en entreprise et à la liberté d’installation des notaires, mais une disposition plus discrète : la réécriture de l’article 1833 du Code civil (Projet, art. 83). Le projet d’article innove dans sa lettre et rénove la matière dans son esprit.

▪ La lettre

L’article 1833 du Code civil dispose dans sa version actuelle que « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés ».

Évoquant l’intérêt commun des associés, censé exprimer l’intérêt social, cet article ne propose cependant aucune définition, laissant libre cours aux théories doctrinales. Traditionnellement conçu comme indéfinissable, l’intérêt social est généralement présenté comme une boussole censée orienter les décisions sociales.

S’il fallait, en schématisant, exposer les grandes théories doctrinales, elles sont au nombre de trois.

La première, la plus libérale, adopte une conception immanente : l’intérêt social n’est rien d’autre que l’intérêt commun des associés qui lui-même se réduit à être la somme de leurs intérêts (D. Schmidt). Ce qui est décidé à l’unanimité des associés devrait toujours être validé.

Dans une acception plus transcendante, l’intérêt social est l’intérêt propre à la société, distinct des intérêts particuliers. Dans ce contexte, une décision unanime des associés peut ne pas suffire si elle est en contradiction avec l’intérêt propre de la société. Tel est le cas d’une garantie constituée au nom d’une société civile immobilière avec l’accord de tous les associés mais mettant en danger l’avenir patrimonial de la société.

Enfin, toujours dans une acception transcendante mais plus étendue encore, l’intérêt social renverrait à l’intérêt de l’entreprise qui se composerait de l’intérêt des associés, certes, mais aussi de toutes les parties prenantes : salariés, créanciers, fournisseurs… Cette dernière conception est défendue par ce qu’on a pu appeler l’École de Rennes (J. Pailusseau et Cl. Champaud, notamment).

L’article 1833, dans sa nouvelle formule, va plus loin encore : « après les mots : ‘‘ et être constituée dans l’intérêt commun des associés’’ sont ajoutés : ‘’Elle doit être gérée au mieux de son intérêt supérieur, dans le respect de l’intérêt général économique, social et environnemental’’ ».

Il était reproché depuis longtemps, notamment par les associations de défense de l’environnement, une portée quantitativement et qualitativement trop réductrice de l’article 1833 :

– quantitativement seuls les contractants de la société étaient concernés que ce soit les associés, salariés, créanciers ou fournisseurs, sans référence aux intérêts de la nature notamment ;

– qualitativement seuls les intérêts financiers et/ou économiques semblaient être désignés, sans référence encore aux aspects sociaux et environnementaux.

En se référant à l’intérêt général économique, social et environnemental, c’est le concept de développement durable qui fait son entrée dans le Code civil. L’intérêt social irait au-delà des seuls contractants et des seuls intérêts économiques car il intégrerait des considérations non économiques, faisant de l’entreprise un dépositaire privilégié de l’intérêt général.

▪ L’esprit

Cette modification formelle pourrait passer pour une mesure symbolique rappelant aux entreprises l’esprit dans lequel elles doivent exercer leur activité. À notre sens, elle est plus que cela. Elle confirme un changement d’état d’esprit et recouvre des virtualités juridiques sans précédent dans la continuité des apports de la norme ISO 26000 de 2012.

Il ne faut pas oublier que l’article 1833 du Code civil est le poumon des structures sociales. Il en est l’épine dorsale. La conception que l’on a de l’intérêt social donne le ton et affiche la couleur. Cette couleur est celle de la responsabilité « sociétale » des entreprises. Les entreprises ne fonctionnent pas en vase clos et ne sont pas renfermées sur les seuls enjeux économiques. Et pour le dire le législateur entend y mettre les formes car l’inscription des données sociales et environnementales se fait au sein de cet écrin précieux qu’est le Code civil. Cette sacralisation de la responsabilité « sociétale » des entreprises pourrait faire naître de nombreux espoirs.

S’agissant d’une directive adressée aux entreprises, elle deviendrait une norme de référence juridiquement consacrée par la loi à partir de laquelle leur comportement pourra être apprécié. Ce référent permettrait d’apprécier l’existence ou non d’une faute.

À ce titre, cette nouvelle définition viendrait en complément du futur devoir de vigilance, due diligence, que souhaiterait également consacrer le législateur ouvrant la voie à une future responsabilité des sociétés mères pour les actes dommageables causés par leur filiale. Ce devoir de vigilance constitue, au sens de la norme ISO 26000, une « démarche globale, proactive d’identification, visant à éviter et atténuer les impacts négatifs sociaux, environnementaux et économiques, réels et potentiels, qui résultent des décisions et activités d’une organisation sur tout le cycle de vie d’un de ses projets ou activités » (§ 2.4).

Cette norme de référence de l’article 1833 du Code civil serait également le point d’ancrage de la notion de « sphère d’influence ». Le paragraphe 2.19 de la norme ISO 26000 définit la sphère d’influence comme la « portée/ampleur des relations politiques, contractuelles, économiques ou autres à travers lesquelles une organisation a la capacité d’influer sur les décisions ou les activités de personnes ou d’autres organisations ». Parmi les instruments d’une telle sphère d’influence le contrat occupe une place de choix (§ 7.3.3.2 Norme ISO 26000).

Intérêt supérieur, devoir de vigilance et sphère d’influence seraient les curseurs à partir desquels la responsabilité sociétale des entreprises serait désormais appréciée.

Cet article pourrait donc faire l’effet d’une bombe à retardement à une époque où de nombreux députés ne cessent de contester la pertinence du principe de précaution qu’ils voudraient, sinon supprimer (E. Woerth, propositions n° 1242 du 10 juillet 2013), du moins accoler à un principe d’innovation responsable (Propositions n° 2033 13 juin 2014 et n° 2293 du 14 octobre 2014). Le nouvel article 1833 du Code civil n’est qu’un projet mais il confirme déjà que l’observation de Pierre Bourdieu est encore d’actualité : la force du droit vient de la force des mots !

 

Références

Article 1833 du Code civil

« Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l'intérêt commun des associés. »

■ Norme ISO 26000 sur la responsabilité sociétale : http://www.iso.org/iso/fr/catalogue_detail?csnumber=42546

■ Proposition de loi constitutionnelle n°1242 visant à ôter au principe de précaution sa portée constitutionnelle : http://www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion1242.asp

■ Proposition de loi constitutionnelle n°2033 visant à retirer le principe de précaution du bloc de constitutionnalité : http://www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion2033.asp

■ Proposition de loi constitutionnelle n°2293 visant à instaurer un principe d’innovation responsable : http://www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion2293.asp

 

Auteur :Mustapha Mekki


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