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Le retour de l’efficacité probatoire en droit de la concurrence
Nul n’ignore l’emprise que la loyauté probatoire a sur le contentieux du droit de la concurrence depuis que la Cour de cassation réunie en Assemblé plénière a jugé, en référence aux règles qui gouvernent le procès civil, que le principe de loyauté dans l’administration de la preuve devait désormais constituer un pilier du contentieux de la concurrence (Cass., ass. plén., 7 janv. 2011, n° 09-14.316). Pourtant les spécialistes de la matière n’ont eu de cesse d’attirer l’attention sur un principe qui, dans un domaine tel que les pratiques anticoncurrentielles, pourrait à terme menacer l’efficacité de l’arsenal juridique de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles. Ce que le droit de la concurrence gagnait en loyauté probatoire, il l’avait manifestement perdu en efficacité probatoire. Mais ne sommes-nous pas, depuis quelques années, en train d’assister à une redistribution des cartes sur l’échiquier probatoire ? Deux décisions récemment publiées, d’une importance majeure, peuvent être les premiers signes d’un changement de cap radical.
Dans deux décisions rendues dans le domaine des pratiques anticoncurrentielles, le principe de loyauté probatoire n’a pas permis de s’opposer à la production d’éléments de preuve obtenus pour l’un de manière illégale, pour l’autre de manière déloyale.
La première décision est un jugement rendu le 8 septembre 2016 par le tribunal de l’Union européenne (Goldfish BV, n° T-54/14). La Commission avait statué sur un cas de pratiques anticoncurrentielles en se fondant sur des éléments de preuve obtenus de manière illégale par un employé de la société concurrente. Il s’agissait d’enregistrements faits à l’insu de la société et portant atteinte au droit au respect de la vie privée. Le tribunal a jugé que la production de telles preuves n’était pas prohibée aux motifs qu’« (…) il résulte de la jurisprudence de la Cour EDH, citée aux points 54 et 55 ci-dessus, que l’utilisation en tant que moyen de preuve d’un enregistrement illégal ne se heurte pas en soi aux principes d’équité consacrés par l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, y compris lorsque cet élément de preuve a été obtenu en violation des exigences de l’article 8 de la CEDH, lorsque, d’une part, la partie requérante en cause n’a pas été privée d’un procès équitable ni de ses droits de la défense et, d’autre part, cet élément n’a pas constitué le seul moyen de preuve retenu pour motiver la condamnation » (point 62). Elle poursuit en précisant qu’« à la lumière des circonstances qui précèdent, il y a lieu de conclure que, même s’il fallait considérer que les enregistrements en cause ont été effectués illégalement par l’une des entreprises concurrentes des requérantes, c’est à bon droit que la Commission les a utilisés en tant que moyens de preuve dans le cadre de la décision attaquée, pour constater une violation de l’article 101 TFUE, contrairement à ce que soutiennent les requérantes » (point 73). Cet enregistrement formellement qualifié d’illégal ne se heurte pas en soi au droit au procès équitable de l’article 6 §1 et la partie contre laquelle ces preuves étaient produites n’avait pas elle-même été privée d’un procès équitable ni de ses droits de la défense. En outre, le principe de corroboration, théorisé par le Professeur Jean Pradel et fréquemment invoquée en matière pénale, a été respecté puisque ces éléments n’ont pas constitué le seul moyen de preuve retenu par le juge pour motiver sa décision.
Dans le même esprit, l’Autorité de la concurrence a, par une décision du 6 octobre 2016 (n° 16-D-21), suivi un raisonnement quasi-identique en décidant que des éléments de preuve obtenus de manière déloyale, devaient pouvoir être soumis au débat contradictoire. Les éléments de preuve avaient été, en l’espèce, mis à la disposition de la société victime, par un ancien employé de la société poursuivie. Si cette dernière a défendu le caractère frauduleux et déloyal des preuves ainsi obtenues et leur irrecevabilité au fondement de l’arrêt de principe du 7 janvier 2011, cette argumentation n’a pas emporté la conviction de l’Autorité de la concurrence. Selon cette dernière, « les conditions dans lesquelles l’Autorité s’est fait remettre lesdits documents (…) ne portent en soi aucune atteinte aux principes d’équité consacrés par l’article 6 paragraphe 1 de la Convention EDH, dès lors qu’elles ne privent pas les parties de l’exercice de leurs droits de la défense et notamment de la possibilité de contester ultérieurement au cours de l’instruction contradictoire de la saisine la valeur probante de ces pièces. A cet égard, tant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (12 juill. 1988, Schenk c/ Suisse, n° 10862/84, § 48), que la jurisprudence la plus récente du Tribunal de l’Union européenne (8 sept. 2016 Goldfish BV, n° T-54/14), laquelle rappelle par ailleurs qu’afin de ne pas « porter atteinte à l’unité du droit de l’Union l’interprétation et l’application uniformes du principe de libre administration des preuves dans l’Union sont indispensables », distinguent selon que l’élément contesté constitue ou non le seul moyen de preuve retenu pour motiver la condamnation ». L’Autorité de la concurrence en vient elle aussi à relativiser la portée du principe de loyauté dans l’administration de la preuve en renvoyant formellement à la décision du tribunal de l’Union européenne, en rappelant l’absence d’atteinte aux principes du procès équitable, en soulignant le respect des droits de la défense de la partie poursuivie et en précisant que ces preuves avaient pu être soumises à un débat contradictoire. Par ces deux décisions, c’est l’efficacité probatoire qui est restaurée.
Doit-on voir dans ces décisions un mouvement plus général ou s’agit-il d’un épiphénomène ? Le mouvement semble être de grande ampleur.
A suivre l’évolution que connaît aujourd’hui le droit français, cette restauration de l’efficacité probatoire devrait s’inscrire dans le temps et dans l’espace. Tout d’abord, la loyauté dans l’administration de la preuve a toujours été entendue au sens le plus strict. Elle suppose soit l’obtention de preuves de manière clandestine, à l’insu de la personne à qui les preuves sont opposées, soit l’obtention de preuves au moyen d’un stratagème. Ensuite, la loyauté probatoire tend à devenir, dans le procès civil comme dans le procès pénal, une loyauté procédurale. A ce titre, l’obtention illégale ou déloyale de preuves n’exclut pas leur production en justice dès lors que ces éléments ont pu faire l’objet d’un débat contradictoire et, surtout dans le procès pénal qui semble avoir fortement inspiré le tribunal de l’Union européenne, à condition de respecter le principe de corroboration. En outre, le droit au procès équitable, droits de la défense et égalité des armes, peut justifier à certaines conditions la production de preuves pourtant obtenues de manière illégale ou déloyale. Enfin, le droit à la preuve, forme allégée d’une discovery à la française qui apparaît dans des décisions de plus en plus nombreuses, devient un droit au fondement duquel les juges se livrent à un contrôle de proportionnalité lorsqu’il se heurte à un autre droit ou à des intérêts antinomiques.
Dans ce contexte, on perçoit qu’il n’est pas de bonne stratégie de se heurter de front à l’arrêt du 7 janvier 2011 en tentant désespérément de revenir aux principes qui régissent le procès pénal. Sans nier le rattachement aux principes du procès civil, il est de meilleure stratégie d’agir de l’intérieur et de soumettre ce contentieux à tous les principes de ce procès qui ne se réduit plus aujourd’hui à la toute puissance de la loyauté probatoire. La tendance est à une relativisation de ce principe, au plus grand profit d’un droit plus efficace des pratiques concurrentielles.
Références
■ Cass., ass. plén., 7 janv. 2011, n° 09-14.316 P, D. 2011. 562, obs. E. Chevrier, note F. Fourment ; ibid. 618, chron. V. Vigneau ; ibid. 2891, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Gelbard-Le Dauphin ; RTD civ. 2011. 127, obs. B. Fages ; ibid. 383, obs. P. Théry ; RTD eur. 2012. 526, obs. F. Zampini.
■ TUE 8 sept. 2016, Goldfish BV, n° T-54/14.
■ Autorité de la concurrence 6 oct. 2016, n° 16-D-21.
■ CEDH 2 juill. 1988, Schenk c/ Suisse, n° 10862/84.
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