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Le billet
Le scientifique doit-il tenir le juridique en l’état ?
On connaît l’adage exprimant l’un des aspects de l’autorité du pénal sur le civil, « le criminel tient le civil en l’état », qui oblige en principe le juge civil saisi d’une demande dans une affaire faisant l’objet par ailleurs d’une instance pénale de surseoir à statuer jusqu’à la décision du juge pénal.
On peut légitimement se demander, à observer certaines jurisprudences récentes de la Cour de cassation, s’il n’est pas un autre brocard en voie d’insertion dans notre ordre juridique, de manière plus discrète peut-être, mais avec toute l’impérativité que confèrent les atours de l’évidence : un principe qui voudrait en substance que la chose décidée en droit soit nécessairement et impérativement inféodée à la chose observée au scientifique.
C’est l’épineux et douloureux contentieux du vaccin contre l’hépatite B — vaccin et ses effets secondaires soupçonnés de déclenchement de maladies dites démyélinisantes de type sclérose en plaques — qui fait songer à une telle orientation.
La Cour de cassation avait d’abord paru encline à entériner dans cette affaire de santé publique le point de vue des laboratoires, qui consistait tout simplement à se retrancher derrière le doute scientifique sur la corrélation générale entre la vaccination et l’apparition de ce type de pathologies (les études scientifiques réalisées sur le sujet se révélant pour la plupart dubitatives) pour dénier toute responsabilité.
Et la Haute juridiction avait même semblé admettre un temps que cette causalité scientifique générale — approximativement dénommée « imputabilité » — pût être tenue pour une condition préalable à l’examen de celles classiques du dommage, du défaut du produit et du lien de causalité entre le défaut et le produit, ce qui revenait du même coup à en faire une sorte de fin de non-recevoir adressée aux victimes tant que la lumière scientifique ne serait pas faite sur le sujet.
La Cour de cassation s’était toutefois nettement ravisée par plusieurs arrêts rendus le 22 mai 2008, suivis d’un arrêt du 9 juillet 2009, censurant des décisions qui s’étaient déterminées sur cette seule considération générale, et qui avaient renoncé à discuter l’existence du lien de causalité sur la base des présomptions de fait dont l’article 1353 du Code civil abandonne l’appréciation à la « lumière des magistrats ».
Mais elle a semblé revenir à ses premiers démons par un arrêt du 25 novembre dernier (v. notamment sur cet arrêt le point de vue critique de F. Rome au Recueil Dalloz, et notre chronique à paraître) par lequel elle absout la cour de Paris (partisane zélée de l’autorité absolue du scientifique sur le juridique) d’avoir écarté la responsabilité d’un laboratoire en se fondant pour l’essentiel sur cette considération générale.
Outre qu’une telle posture est moralement discutable et juridiquement sujette à caution, on invite nos lecteurs, juristes en herbe et décideurs de demain, à en méditer les implications. Il n’est pas besoin de chercher bien loin dans l’actualité pour savoir de quoi est fait bien souvent le « doute scientifique » et qui a intérêt à savamment l’entretenir.
Comparaison n’est pas raison, mais l’affaire du « Mediator » nous renseigne assez bien sur l’habileté avec laquelle des « experts » dont l’indépendance est souvent équivalente à la probité, peuvent obtenir le maintien sur le marché d’un produit plus de dix ans après l’interdiction de son homologue différemment dénommé…
Car cette affaire comme d’autres révèle une autre maxime, totalement occulte celle-là, mais assurément déjà bien souvent à l’œuvre, qui veut qu’en outre, l’économique — voire ici plus précisément le « pharmaceutique » —tienne le politique en l’état…
Références
« Les présomptions qui ne sont point établies par la loi, sont abandonnées aux lumières et à la prudence du magistrat, qui ne doit admettre que des présomptions graves, précises et concordantes, et dans les cas seulement où la loi admet les preuves testimoniales, à moins que l'acte ne soit attaqué pour cause de fraude ou de dol. »
■ Civ. 1re, 9 juill. 2009, n° 08-11.073, D. 2010. 49, obs. P. Brun ; D. 2009. AJ. 1968, obs. I. Gallmeister ; Constitutions 2010. 135, obs. X. Bioy ; RTD civ. 2009. 723 et 735, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2010. 414, obs. B. Bouloc.
■ Civ. 1re, 25 nov. 2010, n°09-16.556.
■ F. Rome, « Pitié pour les victimes », D. 2010. 2825.
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