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Le billet

[ 28 mars 2022 ] Imprimer

Le secret des archives face aux armes de destruction massive

Alors que la terrible guerre qui se déroule en Ukraine fait ressurgir l’inquiétude sur l’utilisation d’armes bactériologiques ou chimiques (en Europe, car malheureusement sur d’autres territoires comme en Syrie leur utilisation effective est attestée), et peut être même nucléaires, par le hasard des circonstances, leur utilisation, ou leur expérimentation, dans le passé s’inscrit également dans l’actualité. Ici, c’est une commission qui est instituée pour déclassifier des documents relatifs aux essais nucléaires en Polynésie française, là ce sont des chercheurs et des journalistes qui interrogent l’utilisation d’armes chimiques par l’armée française durant la Guerre d’Algérie.

Dans chacun de ces cas se pose la question de l’accès aux archives ou, devrait-on mieux dire, l’obstacle des secrets opposés à l’accès aux archives. Deux tendances opposées s’affrontent en cette matière. D’un côté, on trouve des juridictions qui depuis quelques années se montrent de plus en plus favorables à l’ouverture des archives. Le Conseil constitutionnel qui en 2015 a constitutionnalisé le droit d’accès aux archives publiques, le Conseil d’État qui autorise la communication à un chercheur des archives sur le génocide rwandais avant le délai normal d’accessibilité de ces archives (v. CE 12 juin 2020, n° 422327) ou qui réprimande fermement le Premier Ministre et le secrétaire général du gouvernement, pour avoir voulu garder le contrôle des archives classées secret défense une fois passé le délai de cinquante années qui les rend communicables de plein droit (F. Rolin, N. Wagener, « Archives classées secret défense : « communicables de plein droit » ou « librement incommunicables » ? », AJDA 2021. 297).

Et d’un autre côté on trouve des administrations réticentes à assurer le plein accès à des archives jugées sensibles : les services de renseignement, plus généralement les administrations régaliennes, défense et intérieur en tête. Comment expliquer ces réticences ? Culture du secret partagée par ces services, craintes de voir de (vieux) cadavres ressortir des placards ou routines administratives mêlant précaution et méfiance vis-à-vis des droits des administrés ? Sans doute un peu des trois, dans des proportions variées selon les époques et les services mais avec des résultats identiques.

Depuis 2017, le Président de la République a essayé de faire bouger les lignes : ouvertures des archives sur l’affaire Audin puis plus largement sur la guerre d’Algérie, annonce d’une ouverture des archives sur les essais nucléaires en Polynésie, prise de position en faveur de l’ouverture plus large des archives classées secret défense notamment. Et pourtant malgré cette impulsion de la tête de l’État, les services résistent en s’appuyant sur les dispositions du code du patrimoine dont les dispositions souvent imprécises pour définir les catégories d’archives ouvrent le champ à toutes les interprétations, et spécialement à des interprétations conservatrices.

C’est le cas justement pour les archives relatives aux armes nucléaires biologiques ou chimiques. Par une réforme de 2008 il a été ajouté un dernier alinéa à l’article L. 213-2 du code du patrimoine ainsi rédigé : « ne peuvent être consultées les archives publiques dont la communication est susceptible d'entraîner la diffusion d'informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, biologiques, chimiques ou toutes autres armes ayant des effets directs ou indirects de destruction d'un niveau analogue ». C’est un système d’incommunicabilité perpétuel qu’institue cette disposition et la formulation « ne peuvent être consultées » conduit à ce que même les autorisations dérogatoires susceptibles d’être données aux chercheurs pour d’autres types d’archives ne peuvent pas ici être délivrées.

Si on peut comprendre la logique qui a poussé le législateur de 2008 dans cette voie, la préoccupation d’éviter la dissémination d’armes de destruction massive, le verrouillage est évidemment excessif. Il l’est tout d’abord en ce qu’il exclut toute possibilité d’accès pour les chercheurs. Ainsi travailler sur l’élaboration du programme atomique français, sur les expérimentations menées au Sahara ou en Polynésie relève de la gageure. Il aurait pourtant été facile de concevoir une procédure dérogatoire en l’entourant de précautions : accréditation spéciale, non reproduction etc. les pistes ne manquent pas. Il l’est ensuite en ce qu’il ne fixe pas de borne temporelle à cette incommunicabilité : elle englobe également les travaux se réalisant dans les laboratoires actuels que les conditions de production du gaz moutarde pendant la Première Guerre mondiale… Enfin, les termes employés sont tellement larges et sujets à interprétation que tout document qui se rapporte à la physique ou à la chimie est susceptible d’y entrer : à quel point d’un cours de chimie, par exemple, passe-t-on de la formulation purement abstraite d’un gaz aux conditions de sa fabrication ? Le curseur sera placé là où l’administration le veut bien.

Pour toutes ces raisons, on peut légitimement s’interroger sur le point de savoir si cette disposition du code du patrimoine ne constitue pas une atteinte au droit, désormais constitutionnalisé, d’accès aux archives publiques et si le législateur, ou à défaut le Conseil constitutionnel, ne devraient pas être invités à se pencher sur cette question pour assurer un meilleur équilibre entre de légitimes préoccupations de protection de certains secrets et le devoir de toute administration de rendre compte de son action. Il serait possible pour cela de s’inspirer des travaux que mène actuellement la Commission d’ouverture des archives des essais nucléaires en Polynésie française installée le 5 octobre 2021 qui établit des grilles d’analyses et des critères pour distinguer les documents incommunicables des autres, grille d’analyse fondée sur le point de savoir si un document peut constituer actuellement une aide à la conception ou à la fabrication d’une arme nucléaire. Il existe donc des solutions ou des pistes de solution pour assurer ce meilleur équilibre. Espérons qu’elles soient explorées et qu’il ne faille pas encore attendre des mobilisations et des batailles judiciaires pour y parvenir. 

Références :

■ CE 12 juin 2020, n° 422327 AAJDA 2020. 1197 ; ibid. 1416, chron. C. Malverti et C. Beaufils.

 

Auteur :Frédéric Rolin


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