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[ 1 octobre 2018 ] Imprimer

Le travail dans un groupe de sociétés a-t-il un effet sur l’exécution de la clause de non-concurrence ?

Près de 58 % des salariés français sont employés dans des groupes de sociétés (Cf. Insee première, n° 1679, déc. 2017). Le droit du travail s'est-il suffisamment adapté à cette réalité sociale et économique ?

Le Code du travail comporte un certain nombre de dispositions spécifiques aux groupes, concernant la représentation du personnel (Comité de groupe, C. trav., art. L. 2331-1 ; accord collectif de groupe, art. L. 2232-30 ; comité de groupe européen, art. L. 2341-2) ou le licenciement pour motif économique (Appréciation du motif économique dans les groupes de sociétés, art. L. 1233-3 ; obligation de reclassement dans les groupes, art. L. 1233-4), mais aucune ne concerne véritablement l'exécution du contrat de travail. Les incidences de cette situation sont pourtant nombreuses tant au regard de la situation économique des entreprises (autonomie de décision, choix stratégiques, solvabilité...) que du déroulement de la carrière ou de l'égalité de traitement entre les salariés. La barrière de la personnalité morale entre les filiales d'un même groupe conduit alors à ignorer les particularités pratiques d'emploi en de telles situations. Le droit du travail peine à imaginer les solutions adaptées, ainsi qu'en attestent les obstacles dressées à l'encontre de la reconnaissance d'une relation de co-emploi entre différentes sociétés d'un groupe (Soc. 2 juill. 2014, n° 13-15.208).

L'arrêt du 12 septembre 2018 (Soc. 12 sept. 2018, n° 17-10.853), sans véritablement apporter de solution à cette question lancinante de la reconnaissance des particularités de l'emploi dans un groupe de sociétés, permet d'illustrer les difficultés qui peuvent naître à cet égard. L'affaire concernait le directeur commercial d'une société spécialisée dans la distribution de matériel électrique. Son contrat comporte une clause de non-concurrence qui lui interdit de travailler pendant deux ans dans des entreprises se livrant à une activité comparable. Le salarié est muté deux ans plus tard : il rompt son contrat et est embauché dans une autre filiale du groupe. Trois ans plus tard, il quitte ce nouvel emploi, et, à cette occasion, demande à la première société l'exécution de la clause de non-concurrence et le paiement des indemnités correspondantes. 

Il est débouté par la Cour d'appel, et la Cour de cassation rejette à son tour le pourvoi : la clause de non-concurrence ne saurait produire d'effet au-delà de la durée initialement prévue. La décision est intéressante en ce qu'elle s'enquiert de ce que pourrait être le sort d’une clause de non-concurrence en cas de mutation au sein d'un groupe de sociétés. Le lien contractuel lie le salarié à la seule filiale qui l'a embauché : le passage d'une filiale à une autre exige la rupture du contrat, puis la conclusion d'un nouveau contrat. Quel effet produit alors la clause de non-concurrence ? La Cour de cassation reprend ici la formule qu'elle avait déjà avancée dans la même affaire L'arrêt est rendu sur pourvoi formé contre un arrêt de cour d'appel rendu après cassation (Soc. 29 janv. 2014, n° 12-22.116) : la clause de non concurrence ne « s'applique pas » lorsque le salarié, à la suite d'une « entente entre lui et ses deux employeurs successifs », passe d'une entreprise à l'autre, dès lors qu'il avait quitté une entreprise pour « entrer dans une autre entreprise exerçant une activité similaire ». Le premier arrêt avait indiqué que la clause « reprend ses effets normaux à partir du jour où le contrat de travail avec le second employeur a été rompu ». Mais cette rédaction pouvait laisser entendre que la clause trouvait à s'exécuter pleinement pendant deux ans après la rupture du second contrat ayant duré trois ans. Hypothèse que la cour d'appel de renvoi avait écartée. La Cour de cassation conforte cette lecture : elle précise dans l'arrêt du 12 septembre 2018 que la clause reprend ses effets à partir de la rupture du second contrat « sans que ce délai puisse s’en trouver reporté ou allongé ». En d'autres termes, le point de départ de l'application de la clause est à situer lors de la rupture du premier contrat et non du second. En conséquence, la clause ne peut plus produire d'effet en l'espèce, la rupture du second contrat se situant plus  de deux ans après la rupture du premier. 

Si la solution paraît de bon sens, on peine à comprendre le fondement juridique du raisonnement suivi par la Chambre sociale. On aurait pu comprendre que la clause de non-concurrence, n'ayant plus de raison d'être, était devenue caduque, ou encore que la nouvelle clause de non-concurrence incluse dans le second contrat s'était substituée à la première (J. Mouly, préc.), par une sorte de novation du contrat. La Cour de cassation ne semble pas se situer sur ce terrain de la caducité, peut-être parce que celle-ci a un caractère définitif : elle met fin au contrat (C. civ. art. 1187). Elle semble plutôt faire appel à une forme de suspension temporaire des effets d'une clause, tant que le salarié reste employé dans le même groupe.

Cette suspension temporaire laisse quelque peu sceptique : est-elle une forme d'inopposabilité de la clause tant que le salarié est employé dans le même groupe ? Une forme de suspension nouvelle du contrat ? La reconnaissance d'une caducité temporaire ? La cour de cassation ne s'en explique pas.

La solution se justifie toutefois au regard de la particularité de l'emploi dans un groupe de sociétés : la clause de non-concurrence n'a pas de raison d'être tant que le salarié est employé au sein du même groupe. Tant qu'il y reste employé, le salarié ne peut véritablement faire valoir une restriction au libre exercice de son activité professionnelle. Il ne saurait non plus lui être reproché de se livrer à des activités concurrentes, les sociétés d'un même groupe n'étant pas (en principe) concurrentes entre-elle. L'obligation de concurrence en ce cas n'a pas de raison d'être. Mais si le salarié venait à quitter le groupe, il ne serait compréhensible ni qu'il puisse violer l'engagement qu'il avait initialement conclu, ni que l'entreprise soit déliée de l'obligation de payer la contrepartie de la clause. Quant à faire courir un nouveau délai à compter de la rupture du second contrat, ce ne serait pas une solution opportune, du fait que le salarié perd le contact avec son entreprise d'origine : faire revivre la clause vingt ans plus tard n'aurait pas de sens. 

Au vu de ces hésitations, on comprend à quel point le juriste est désarmé face aux pratiques d'emploi des groupes de sociétés : le voile de la personnalité juridique empêche de considérer qu'un même contrat se soit poursuivi et qu'une première clause de non-concurrence se soit muée en une seconde. La Cour d'appel avait sur ce point avancé une solution que la Cour de cassation n'ose pas reprendre à son compte : elle estimait que le salarié était tenu d'une « même et unique obligation de non-concurrence » qui expliquerait que la première clause ne joue plus à l'issue du second contrat. La solution eût été tout aussi commode que juridiquement infondée !

Il ne faut sans doute pas blâmer la Chambre sociale d'avoir proposé une solution pragmatique. Celle-ci n'est cependant guère satisfaisante, faute de pouvoir s'appuyer sur un raisonnement juridique compréhensible. Le souhait peut alors être que soit édifié un véritable régime de la succession d'emplois et du sort des clauses du contrat de travail en cas de mutation dans un groupe. Tout comme le co-emploi – piste un peu trop vite abandonnée par la cour de cassation – le particularisme des relations de travail dans les groupes de sociétés exigerait une part d'imagination de la part des juges comme de la doctrine. 

 

Références

 Soc. 12 sept. 2018, n° 17-10.853

■ Soc. 2 juill. 2014, n° 13-15.208 P: D. 2014. 1502 ; ibid. 2147, obs. P.-M. Le Corre et F.-X. Lucas ; ibid. 2015. 829, obs. J. Porta et P. Lokiec ; Rev. sociétés 2014. 709, note A. Couret et M.-P. Schramm ; RDT 2014. 625, obs. M. Kocher ; Rev. crit. DIP 2015. 594, note F. Jault-Seseke

■ Soc. 29 janv. 2014, n° 12-22.116 P: D. 2014. 376 ; ibid. 2488, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; Dr. soc. 2014. 383, obs. J. Mouly

 

 

 

Auteur :Frédéric Guiomard


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